Paroisse Saint-Bruno-les-Chartreux

Vie de saint Bruno

Par l'Abbé Berseaux - 1868 -Source GALLICA - mise en page Paroisse Saint-Bruno

Bruno

« J'ai mérité, moi qui gis sous cette pierre, de devenir le premier fondateur de cet ermitage qui est le bercail de Jésus-Christ. Bruno est mon nom, l'Allemagne est ma patrie. Le désir de goûter la tranquillité du désert, m'a amené en la terre de Calabre. Par la grâce d'En Haut et non par mes mérites, j'étais docteur, prédicateur célèbre dans le monde. Le 6 octobre a brisé les liens qui m'attachaient à la chair. Passant qui lis ces paroles, demande le repos pour mon âme. »



II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. XIII. XIV. XV. XVI. XVII. XVIII. XIX. XX. XXI. XXII. XXIII XXIV. XXV. XXVI. XXVII. XXVIII. XXIX. XXX. XXXI. XXXII. XXXIII. XXXIV. XXXV. XXXVI. XXXVII. XXXVIII. XXXIX. XL. XLI. XLII. XLUI. XLIV. XLV. XLVL XLVII. XLVIII. HYMNUS. ANTIPHONA. ORATIO. ANTIENNE. PRIÈRE. LITANIES DE SAINT BRUNO. ORAISON. PRIÈRE A SAINT BRUNO. Notes.

II.

Vers l'an de grâce 1035, au plus tard, naissait à Cologne un enfant à qui la Providence réservait une grande et sainte mission, un homme qui devait briller comme un astre éclatant au firmament de l'histoire et de l'Église, jeter le plus grand éclat sur la robe du moine et obtenir un culte public au sein de la catholicité tout entière. Cet enfant, cet homme avait nom Bruno. Bien qu'il fût allemand par sa naissance, ce qui est un fait acquis pour jamais à l'histoire, il a été néanmoins appelé quelquefois Bruno de Reims – Bruno Remensis – Bruno le français – Bruno Gallicus, mais ces surnoms lui furent donnés uniquement, soit parce qu'il passa la plus grande partie de sa vie à Reims où il était venu chercher la science comme nous le verrons, soit parce que ses talents et ses vertus brillèrent surtout en France, sa patrie adoptive. On a remarqué avec infiniment de raison que la plupart des fondateurs des grands Ordres religieux, bien qu'étrangers à la France, y sont néanmoins venus poser les fondements de leurs institutions. C'est ainsi que saint Columban, auteur d'une règle monastique fort célèbre, passa d'Irlande en France et s'établit à Luxeuil. C'est ainsi que saint Norbert, allemand comme Bruno, obtint de l'évêque de Laon un marais où il éleva une abbaye et fonda l'Ordre des Prémontrés. C'est ainsi que l'espagnol Dominique de Gusman fut poussé en France par la Providence. C'est ainsi que le stigmatisé d'Assise, s'il ne vint pas en France, ne laissa pas que de subir, à un certain degré, l'influence de l'esprit français, lui dont le prénom, qui était Jean, fut changé en celui de François à cause de la facilité avec laquelle il parla de bonne heure la langue française, bien qu'il fût né Italien. Plus tard, la colline de Montmartre, au-dessus de Paris, vit une troupe d'écoliers espagnols commencer par un voeu cette Compagnie de Jésus qui s'est répandue dans tout l'univers, et que l'on a pu reconnaître comme animée de l'esprit de Dieu à ce signe qu'elle a eu, plus que toutes les autres familles religieuses, l'honneur et la gràce de la persécution. Disons donc, pour résumer ce que l'histoire nous apprend de la patrie de Bruno, que si Cologne lui a donné la naissance, la France lui a donné le lait de la science selon ces paroles de l'Église de Tournai, dans le Titre funèbre, c'est-à-dire l'éloge qu'elle composa après la mort de notre Saint,

« Quem genuisse Colonia, quem Francia vult aluisse.

A Cologne il naquit, en France il se forma. »

III.

La famille de Bruno, qui subsistait encore en Allemagne à la fin du dix-huitième siècle, était noble et tellement ancienne que son origine se perdait dans la nuit des temps – parentibus non obscuris. – Elle avait nom Du poignet vigoureux – De duro Pugno, et se faisait gloire de sa piété plus encore que de sa célébrité. Aussi l'éducation qu'elle donna au fils que Dieu lui avait envoyé, fut-elle avant tout religieuse et chrétienne. La mère de Bruno s'étudia à cultiver en lui, dès sa plus tendre enfance, toutes les nobles qualités qu'il avait reçues de Dieu, à le nourrir du lait de la sagesse, selon l'expression d'un pieux biographe et à le faire progresser dans la vertu à mesure qu'il avançait en âge (1). Sous sa sage direction, les premières années de Bruno parurent appartenir plutôt au ciel qu'à la terre. Enfant, il n'avait rien d'enfantin et semblait déjà faire présager, par la gravité de son esprit et l'innocence de ses moeurs, ce qu'il devait être un jour. Les qualités qui brillaient surtout en lui et en faisaient un spectacle digne d'admiration, étaient un bon naturel, un caractère doux et énergique, un esprit docile, une mémoire tenace, une volonté qui se portait comme d'elle-même vers le bien (2). Lorsqu'à la première éducation qui s'était faite en famille, dut succéder l'éducation des écoles publiques, Bruno fut placé par ses parents à la collégiale de Saint-Cunibert à Cologne et confié aux mains des prêtres qui lui donnèrent la culture plus haute que réclamait le développement de ses facultés. Le jeune étudiant se montra digne, à l'école, de ce qu'il avait été dans la famille. Son application, ses progrès, son amour de la discipline et du devoir, sa docilité et sa piété lui conquirent à tel point l'affection de ses maîtres que l'archevêque de Cologne, pour le récompenser et en même temps pour cultiver en lui une vocation naissante à l'état ecclésiastique, lui donna un canonicat dans l'Église de Saint-Cunibert, quoiqu'il sortît à peine de l'adolescence, et comme on l'a dit « changea l'habit de l'étudiant applaudi en robe de chanoine. »

IV.

Mais Bruno nourrissait dans son àme d'autres pensées. Malgré la faveur dont il venait d'être l'objet, bien qu'il eût une position toute faite dans la ville même où il avait reçu le jour, et qui lui permettait de jouir des charmes et des douceurs de la famille, il voulut, dans son amour pour la science, afin de mieux servir l'Église un jour, aller étudier dans les écoles les plus illustres et les plus fameuses du temps. Pour mener son dessein à bonne fin, il se rendit, vers l'âge de treize ou quatorze ans, à Reims, dont l'école, dirigée par le clergé de la Cathédrale, était célèbre entre toutes et le disputait en renom à l'école même si renommée de Paris (3). Elle devait son illustration entr'autres au fameux Gerbert, plus tard Sylvestre II, qui, après avoir été initié en Espagne à toutes les sciences cultivées par les Arabes, la philosophie, l'astronomie, la médecine, la mécanique, en avait été le directeur vers la fin du dixième siècle. Il avait donné un si grand élan aux études et en avait tellement élevé le niveau qu'il vit se presser autour de lui, comme élèves, les deux empereurs Othon I et Othon 11, ainsi que le fils de Hugues Capet, Robert, qui devint roi de France. A cette école qui était à la hauteur de sa renommée et où l'on venait de partout se former aux sciences et aux lettres, comme à une école de hautes études, Bruno parcourut avec une rare distinction la carrière de toutes les sciences, cultivant à la fois les lettres humaines et les lettres divines, c'est-à-dire la théologie où il excella. Il se fit aussi remarquer par son talent poétique, et l'histoire nous a conservé de lui, sur le mépris du monde, des dystiques qui sont d'une grâce et d'une beauté que l'on ne rencontre pas toujours dans le onzième siècle et qui pourraient mériter le premier prix dans beaucoup d'écoles du dix-neuvième. Voici cette Elégie :

« Dieu a donné la lumière à tous les mortels afin qu'ils puissent par leurs mérites conquérir la suprême béatitude du ciel. Heureux celui qui toujours élève jusque-là ses pensées, se gardant de tout mal par une vigilance attentive, sans que cependant on doive réputer malheureux le pécheur qui se repent de son crime et qui souvent se purifie par ses larmes. Mais les hommes vivent comme s'ils ne devaient point mourir, comme si l'enfer n'était qu'une fable vaine. L'expérience cependant ne nous apprend-elle pas chaque jour que la vie aboutit à la mort ? Les pages saintes ne nous attestent-elles point les châtiments de l'Erébe ? Insensé et malheureux à la fois celui qui vit sans redouter ces châtiments, car, après sa mort, il éprouvera la rigueur des flammes brûlantes. Que les mortels vivent donc de telle sorte qu'ils n'aient pas à redouter le lac souterrain (4). »

V.

Bruno, selon une opinion, ne serait pas allé étudier à Paris, mais on se demande s'il alla étudier à Tours sous le trop fameux Bérenger qui était l'Ecolàtre ou, si vous aimez mieux, le Scholastique de la Cathédrale de cette ville où il eut l'autorisation de demeurer, bien qu'il fût archidiacre d'Angers. On connaît la triste célébrité que cet homme s'est acquise, tant par sa doctrine anticatholique que par la manière dont il servit d'instrument à la politique française qui voulait dominer Rome et par elle imposer son despotisme à la chrétienté tout entière. Présomptueux, léger, sans goût pour la philosophie, sans expérience des choses de la vie, abusant de la langue, se jouant du sens des mots comme des idées elles-mêmes, d'après le portrait que nous en font les contemporains, Bércnger s'amusait à pourchasser des opinions nouvelles dont la singularité le séduisait, dont l'artifice reposait sur de fausses et subtiles interprétations des textes. Par suite de cette disposition d'esprit faux, qui le portait à faire reposer le dogme, non plus sur la parole de Dieu, sur la tradition soit vivante, soit écrite, mais sur les conclusions d'une philosophie tout humaine, d'une dialectique qui ne tenait point compte, qui ne faisait aucun cas des données de la tradition et de l'histoire, Bérenger avait été amené à souiller de sa bave hérétique le plus saint et le plus auguste des mystères en niant le dogme de la transubstantiation, en réduisant à une simple impanation la présence du Christ dans le sacrement de l'autel. Cela établi, on s'est donc demandé si Bruno était allé entendre les leçons du précurseur de Luther. Les uns ont dit non, les autres ont dit oui, et les Bollandistes, qui se sont déclarés pour l'affirmative, ont donné quelque fondement à l'opinion que Bruno aurait étudié à Tours, sans toutefois se laisser infecter du venin de l'hérésie. Bruker est allé jusqu'à prétendre, pour donner des ancêtres aux protestants qui n'en ont pas, que, non seulement Bruno avait suivi les leçons de Bérenger, mais qu'il s'était constitué son disciple et avait adopté son système. Or, c'est là une assertion toute gratuite. Mabillon l'a radicalement réfutée (5). Du reste, nous trouvons dans les oeuvres de saint Bruno une preuve incontestable qu'il conserva son âme vierge et pure des souillures de la nouveauté. Dans son Commentaire sur la première épître de saint Paul aux Corinthiens, il fait sur le dogme eucharistique cette profession de foi aussi explicite qu'on peut la désirer : « Toutes les fois que vous mangerez ce pain, c'est-à dire mon vrai corps, qui conserve l'apparence et le goût du pain, afin que vous n'ayez point de répugnance à le recevoir ; toutes les fois que vous boirez ce calice, c'est-à-dire mon sang qui, pour le même motif, conserve le goût et l'apparence du vin, vous annoncerez la mort du Seigneur (6). »

Nous verrons aussi plus loin, que sur le point de rendre sa belle âme à Dieu, l'illustre Bruno professa, en termes dont la clarté n'est pas moins vive que celle des rayons du soleil, la foi de l'Église touchant le dogme eucharistique. Son orthodoxie ne peut pas même être mise sérieusement en question, tant elle est incontestable.

VI.

Après avoir terminé glorieusement le cours de ses études, Bruno retourna à Cologne, sa patrie. Y ayant étudié sérieusement sa vocation, il résolut de donner son nom à la milice des autels, et reçut l'onction sacerdotale des mains de saint Annon, qui avait succédé sur le siége de Cologne à Herimann II. Les historiens qui ont prétendu que Bruno n'était pas prêtre ont pris le rêve pour la réalité et l'imagination pour l'histoire. Nous pouvons, en effet, en appeler ici à un témoignage irrécusable, au témoignage de notre saint lui-même, qui, après avoir rapporté ces paroles de saint Paul : « Le calice de bénédiction que nous bénissons n'est-il pas la communication du sang de Jésus-Christ? ajoute : « Le calice de bénédiction est celui que Dieu lui-même bénit et consacre, et que nous bénissons PAR NOTRE OFFICE, car Dieu opère la bénédiction et la consécration par le prêtre son ministre (7). Le sacerdoce de Bruno est aussi incontestable que son orthodoxie. Il nous est lui-même témoin de l'un et de l'autre.

A peine Bruno eut-il reçu la prêtrise que, brûlant de zèle pour le salut des âmes, il voulut rendre ses frères participants des lumières qu'il avait acquises dans ses études, des grâces qu'il avait reçues dans l'ordination. En conséquence, se considérant « comme placé dans le monde pour la défense de l'Évangile, à l'exemple de l'apôtre (8), il se voua à l'apostolat, à l'oeuvre si pénible mais si fructueuse et si salutaire des missions. Prenant à la main le bâton apostolique, à l'exemple des premiers envoyés du Christ, il parcourut les hameaux, les villages, les bourgs, les villes, non seulement dans sa province, mais dans d'autres plus éloignées, réveillant la foi des peuples endormis, opérant partout des fruits de sanctification, recueillant les élus de Dieu. Peu soucieux de la réputation de beau diseur et de prédicateur à la mode, il parlait simplement, solidement, avec force et onction, amenant les peuples à la pénitence et trouvant dans les larmes qu'il faisait couler le plus significatif de tous les éloges, le seul que doive ambitionner le ministre de la parole sacrée. On peut juger de sa manière ou de son genre si vous aimez mieux, par ces paroles qu'il met sur les lèvres d'un réprouvé : « Que l'on ajoute de nouveaux tourments à ceux que j'endure, qu'on me fasse déchirer pendant toute l'éternité par un million de nouveaux bourreaux, pourvu que je ne sois pas entièrement privé de mon Dieu ! Les flammes les plus dévorantes me sembleront des roses; la rage des démons d'agréables embrassements, les cris horribles de ces cachots une harmonie charmante, ces épouvantables prisons des palais délicieux, si je puis être délivré de ce que me fait souffrir la perte de Dieu (9). A l'appui de ce fait que Bruno se livra à la prédication comme missionnaire, nous pouvons citer ces paroles du Titre funèbre de l'Église cathédrale d'Angers :

Multos faciebat sermones per regiones.

Il prêcha fréquemment en diverses contrées.

VII.

La réputation de prédicateur que Bruno s'était acquise dans ses missions, parvint bientôt jusqu'à Reims où il avait fait ses premières études. Gervais, archevêque de cette ville, se rappelant les brillants succès de l'ancien élève de son école-cathédrale, l'invita à venir auprès de sa personne, lui fit connaître le besoin qu'il avait d'un directeur pour l'enseignement, et lui proposa l'emploi éminent d'Ecolâtre ou de Scholastique dont dépendait l'instruction des clercs, puis l'emploi de Chancelier qui donnait la direction des écoles publiques de toute la ville et l'inspection sur toutes les études du diocèse. Ces emplois étaient alors considérés comme tellement importants dans l'Église que celui à qui ils étaient confiés était presque partout un dignitaire du Chapitre, ayant la troisième place au choeur et prenant rang immédiatement après le doyen. Bruno hésita quelque temps avant d'accepter les charges que Gervais lui proposait. Dans son humilité, il les croyait trop lourdes pour ses épaules et, du reste, il ne les avait ni cherchées, ni mendiées, laissant aux honneurs le soin de courir après lui bien loin de courir après eux. Néanmoins, après avoir consulté Dieu dans la prière et s'être consulté lui-même, il finit par accéder au désir de l'archevêque, et remplaça comme modérateur des grandes et hautes études Herimann, qui avait quitté le siècle pour se livrer tout entier à la vie contemplative.

VIII.

Bruno se montra à la hauteur de ses nouvelles fonctions et justifia complétement par son administration le choix de son archevêque. Tous les écrivains qui ont parlé de notre saint n'ont qu'une voix pour célébrer les brillantes qualités qu'il fit paraître, pour glorifier la science et la piété qui en faisait le modèle vivant, l'exemplaire parfait de toutes les vertus. Lisez plutôt les Titres funèbres, les éloges qu'en firent les diverses Églises lorsqu'elles apprirent que, déchargé du fardeau de la vie, il avait passé à un monde meilleur.

L'Église de Saint-Denis de Reims le compare aux quatre fleuves qui, sortant du Paradis terrestre, allaient arroser et fertiliser les pays les plus lointains, et encore à « un astre qui inondait de lumière tous ceux qui venaient s'éclairer à lui (10). »

L'Église de Saint-Nicolas d'Angers l'appelle « la fleur de tous les docteurs, la source limpide et profonde où venaient se désaltérer les savants et d'où a découlé dans l'univers une si grande sagesse que ceux qui s'en nourrissaient devenaient de vrais philosophes (11). »

L'Église des saints martyrs Timothée et Apollinaire de Reims disait que Bruno était « un docteur si recommandable au double point de vue de la science et de l'éloquence, qu'il surpassait tous les maîtres, non seulement de Reims ou de Paris, mais de l'univers entier (12). Bruno est appelé encore dans les Titres funèbres tantôt « l'image vivante de la justice, de la doctrine et de la philosophie, – Imago verae justitiae, doctrinae, philosophiae, – tantôt, selon l'expression de Baldaric, abbé de Bourgueil, « le modèle des études latines, – Latinorum iunc studii speculum, – tantôt, « la perle de la sagesse, – Gemma sophiae, – tantôt, « la lumière des Églises, – Lux ecclesiarum, – tantôt, « le docteur des docteurs, – Doctor doctorum, – tantôt, « le philosophe célèbre, – Clarus philosophus, – tantôt, « le rempart de l'Église, – Ecclesiae murus, – tantôt « la lumière du clergé, – Clericorum lumen, – tantôt l' « arbitre de l'éloquence – Loquendo disertus, – tantôt, l' « oracle des philosophes, – Fons philosophiae, – Le philosophe incomparable, – Incomparabilis philosophus, – la gloire du clergé tout entier, – Totius cleri deeus, – la lumière de presque tous les clercs, - Pene omnium, clericorum lumen, – la lumière de la France, – Lumen francigenarum, – la lumière et la gloire de son temps, – Decus et gloria hujus temporis, – la norme ou la règle de l'orthodoxie, – Norma veri dogmatis, – la gloire des deux nations, de la Germanie qui l'avait produit, de la France qui l'avait formé. Guibert, abbé de Nogent, appelle Bruno un homme « instruit dans les arts libéraux, et dont on avait une très bonne opinion dans toutes les Églises de France (13). La chronique dite des Quatre premiers Prieurs de la Chartreuse l'appelle aussi « un homme très versé dans les lettres tant séculières que divines (14). Les chanoines réguliers de Saint-Vincent dirent hautement qu' « il était un maître excellent dans l'explication du Psautier et dans les autres sciences, qu'il fut longtemps la colonne de la métropole tout entière (15). De toutes parts, ses contemporains firent l'éloge de sa haute intelligence.

IX.

Mais si Bruno, pendant qu'il enseignait à Reims, brillait de l'éclat de la science, il paraissait briller bien plus de l'éclat de la vertu. Ici encore, les contemporains sont unanimes. Il ne se contentait pas de bien dire comme les philosophes de l'antiquité, dont les moeurs contrastaient d'une manière si frappante avec les doctrines, il s'appliquait aussi à bien faire ; il ne croyait point qu'il suffit de beaux discours pour s'acquitter envers Dieu et envers la vie, il était persuadé qu'un maître doit commencer par mettre en pratique la sagesse qu'il enseigne afin de donner à ses leçons le poids de ses exemples. Témoin ces témoignages extraits entre mille des Titres funèbres :

« Il s'étudia à vivre selon les enseignements qu'il donnait (16). »

Et encore :

« Il réalisait dans sa vie ce qu'il enseignait dans sa chaire (17). »

Et encore :

« Il fut la gloire des maîtres et la forme des moeurs (18). »

Et encore :

« Il brillait de la sainteté de ses moeurs comme d'un ornement ; c'était un vase rempli du parfum de la piété (19). »

Et encore :

« L'intégrité de ses moeurs lui tint lieu du comble des a honneurs (20). »

X.

Bruno fut donc un maître parfait, enseignant et dirigéant à la fois les étudiants. Aussi le regarde-t-on généralement comme une des têtes les mieux organisées, comme un des hommes les plus éclairés de son siècle. Et nul doute que le titre de Scolastique ne supposât alors, malgré ce que l'on est convenu d'appeler les ténèbres du moyen-âge, beaucoup plus de science au onzième siècle, dans l'Église de Reims, qu'il ne s'en trouva plus tard au sein de certaines Universités et dans certains hommes pourvus du titre de docteur. Au quatorzième siècle, l'école de Liège était tellement déchue que Pétrarque, comme il le rappelle lui-même, ne put ramasser à Liège l'encre nécessaire pour copier un manuscrit de Cicéron qu'il y avait trouvé, et encore celle qu'il put se procurer en petite quantité était si vieille qu'elle était devenue jaune comme du safran (21). Au dix-septième siècle, le titre de docteur était tombé en Allemagne dans un tel discrédit par suite de la facilité avec laquelle on délivrait les diplômes à quglyphicon glyphicon-que en payait les droits, qu'il était reçu de dire par manière de dicton :

Leurs bons écus nous percevons,

Puis ânes nous les renvoyons (22).

Ajoutez à tout ce qui précède que les cours confiés à Bruno avaient pour objet le haut enseignement, les grandes études (23) et que son auditoire était formé, non pas de jeunes clercs comme qui dirait aujourd'hui des élèves de grand-séminaire à qui l'on ne peut guère apprendre que les rudiments de la science sacrée, la théologie positive, parce qu'ils n'ont pas encore l'esprit assez mûr pour la haute contemplation ; il était formé par des prêtres parvenus à l'âge de la réflexion profonde, que dirai-je? par les docteurs eux-mêmes qui se faisaient un honneur et un bonheur de se constituer les disciples d'un tel maître, d'assister à ses leçons, de s'éclairer à son enseignement et de recueillir comme autant d'oracles les paroles qui tombaient de ses lèvres. C'est là encore un fait incontestable, tant il est attesté par les monuments contemporains. L'Église de Saint-Maurice, d'Angers, écrivit à la Grande-Chartreuse, aussitôt qu'elle eut appris la mort de Bruno : « Il l'emportait sur les docteurs, il faisait lui-même les docteurs les plus distingués, ne s'occupant pas de ceux qui venaient au second ou au troisième rang. Il fut le docteur, non pas des clercs qui débutaient, mais des docteurs eux-mêmes. Ceux-là seuls qui avaient un esprit éminent pouvaient saisir la portée de ses paroles (24). »

Éloge qui peut se résumer dans ces deux vers :

Il enseignait non pas les clercs inférieurs

Mais les prêtres instruits et même les docteurs.

Aussi, nouvelle preuve de la haute valeur scientifique et ascétique de Bruno, vit-on sortir de son école toute une pléiade de grands et saints hommes qu'il sema dans le monde après les avoir formés et qui exercèrent sur leur siècle une telle influence qu'ils sont devenus des personnages historiques. Tel Robert des ducs de Bourgogne, qui devint évêque de Langres, tel saint Hugues, évêque de Grenoble, qui, dans la suite, reçut son ancien maître dans les montagnes du Dauphiné, tel Rangerius, cardinal-archevêque de Reggio ; tels Lambert, abbé de Poulthières, dans le diocèse de Langres, Pierre, abbé des chanoines réguliers de Saint-Jean-des-Vignes de Soissons et une foule de prélats, d'abbés qui se glorifièrent, à la mort de Bruno, de l'avoir eu pour maître, d'avoir été ses disciples et portèrent son nom jusqu'aux extrémités de la terre. Tel surtout Eudes, plus tard cardinal-évêque d'Ostie et qui devenu pape, sous le nom d'Urbain II, se fit le grand et immortel promoteur des Croisades. Non, les auteurs des Titres funèbres n'ont pas fait du panégyrique, mais de l'histoire et de l'histoire seule quand ils ont dit : « De son école a découlé dans tout l'univers une sagesse tellement grande que ceux qui en étaient remplis se trouvaient philosophes. Ses enseignements ont formé tant de savants, que mon esprit ne peut les connaître ni ma plume les énumérer (25). »

Et encore : « Il a communiqué les eaux salutaires de la science au monde et à l'Église (26). »

Autant d'étudiants Bruno compte à son école, autant de savants il forme pour les divers pays d'où ils étaient accourus sur le bruit de sa renommée. Et, chose d'autant plus remarquable qu'elle est plus rare, surtout dans notre siècle d'égoïsme où l'élève ne voit trop souvent dans ses maîtres que des hommes qui sont payés pour instruire et qui instruisent pour être payés, les disciples de Bruno lui conservèrent toujours les sentiments de l'affection la plus vive , de la reconnaissance la mieux sentie. Urbain II, comme nous le verrons, voulut l'avoir à côté de lui et le fit venir à Rome pour s'éclairer à la lumière de ses conseils. Mainard, abbé du couvent de Saint-Paul, à Cormari, diocèse de Tours, répondit par ces paroles touchantes à la lettre par laquelle on lui fit part de la mort du saint : « J'ai appris par votre billet que la bienheureuse âme de mon très cher maître Bruno est sortie de ce monde périssable et a été portée aux cieux sur les ailes des vertus. La fin si glorieuse de ce grand homme m'a rempli de consolation. Cependant comme depuis longtemps je désirais de jour en jour l'aller voir, l'entendre, lui découvrir le fond de ma conscience et vivre avec vous sous sa direction, j'ai été ému au-delà de toute expression en apprenant sa mort inattendue et je n'ai pu m'empêcher de pleurer amèrement. Je suis originaire de Reims, j'ai étudié pendant quelques années sous le seigneur Bruno ; avec l'aide de Dieu j'ai fait des progrès considérables, dont je lui suis redevable. Comme je n'ai pu lui en témoigner ma reconnaissance de son vivant, je veux lui en donner des preuves après sa mort. Je l'aurai présent à mon esprit jusqu'à mon dernier souffle, et, d'ici à mon décès, j'exciterai tous mes fils et mes frères en religion à offrir à Dieu pour lui, comme si c'était pour moi, des prières, des sacrifices et des aumônes (27). »

XI.

Jusqu'ici, Bruno avait coulé une vie, occupée il est vrai dans la silencieuse activité de l'étude et dans les pratiques austères de l'ascétisme, mais une vie tranquille et paisible. Son front n'avait pas été battu par l'orage, il lui manquait le cachet des grandes âmes, je veux dire la vertu dans l'adversité. Aussi, le jour de l'épreuve devait-il arriver pour lui comme il arrive à tous les grands serviteurs de Dieu, afin, qu'après avoir montré sa fidélité dans un état prospère, il pût montrer sa fermeté et sa constance au milieu de la tempête. Il arriva par suite d'un changement d'archevêque. Comment et à quelle occasion ? Le voici :

A Gervais qui, grâce à Bruno, avait donné tant de célébrité à l'école de Reims, succéda en mil soixante-six l'archevêque Manassès, qui ne se montra digne ni de son prédécesseur ni de sa haute position. L'avarice et la simonie, sa fille, exerçaient alors dans l'Église les plus affreux ravages. En même temps qu'il y avait d'un côté l'investiture violente par la crosse et l'anneau, il y avait déjà de l'autre une usurpation sourde, lâche et rampante des bénéfices parvoie de simonie. Ce mal avait jeté de si profondes racines, devait être si difficile à extirper que, dans les siècles suivants, les personnages les plus autorisés dans l'Église s'en plaignaient encore dans les termes les plus amers. Saint Bernard disait avec une sanglante ironie : « Des écoliers enfants, des adolescents impubères sont promus aux dignités ecclésiastiques à cause de la dignité de leur sang, et passent de dessous la férule au gouvernement du clergé ; plus joyeux quelquefois d'être soustraits aux verges que d'avoir obtenu un commandement, plus flattés de l'empire auquel ils échappent que de celui qu'ils acquièrent (28). Trente années plus tard, Pierre de Blois s'écriait : « Ô vaine gloire ! Ô aveugle ambition ! Ô faim insatiable des honneurs de la terre ! Ô désir des dignités qui est le ver rongeur des coeurs et le naufrage des âmes ! D'où nous est venue cette peste ? Comment s'est enhardie cette exécrable présomption qui pousse à la recherche des dignités les indignes d'autant plus âpres à les poursuivre qu'ils les méritent moins ? C'est par toutes les portes, c'est sans souci de leur âme et de leur corps que les malheureux se précipitent sur la chaire pastorale devenue pour eux une chaire empoisonnée et pour tous une cause de perdition (29). Or, Manassès était arrivé à son siège archiépiscopal par des voies simoniaques, en trafiquant honteusement des choses saintes, ce qui montrait en lui non pas des sentiments élevés, mais une âme vulgaire et basse. Il avait gaspillé le trésor de l'Église. Ne rêvant qu'armes et chevaux, il s'était fait plutôt les habitudes d'un homme de guerre que celles d'un évêque. Il était même allé jusqu'à tenir ce propos impie : « L'archevêché de Reims serait une belle chose s'il ne fallait pas dire la messe pour en tirer les revenus (30). Aussi, bientôt après avoir ceint la mitre, s'attira-t-il la haine et le mépris de ses diocésains par son caractère hautain, violent et emporté, par ses oppressions et ses tyrannies ainsi que par la corruption de ses moeurs. Il n'était pas entré par la porte, aussi n'était-ce pas un pasteur qui protégeait le troupeau, mais bien un loup qui le dévorait. Disons toutefois, qu'au début de son administration, Manassès, loin de se révéler dans toute sa perversité, s'était montré sous beaucoup de rapports un vrai pasteur. Il avait cherché à se concilier l'estime et l'affection des prêtres les plus méritants de son clergé, Bruno, en particulier, n'avait pas à s'en plaindre. Le nouvel archevêque l'avait confirmé dans sa charge de chancelier et avait cherché à se concilier son amitié, peut-être par politique et par calcul, pour ne point trouver en lui d'adversaire dans l'exécution des desseins pervers qu'il méditait. Il connaissait trop, en effet, son esprit de droiture et de justice pour pouvoir espérer le réduire par la menace. Mais Bruno, malgré la bienveillance que lui témoignait Manassès, malgré les faveurs dont il en avait été comblé, ne put plus y tenir quand il vit les biens ecclésiastiques vendus, le mobilier de l'Église pillé et dispersé, des prêtres et des fidèles en grand nombre injustement excommuniés, quand il vit les biens des clercs, des Églises et des abbayes enlevés.

XII.

Que va faire Bruno dans des circonstances aussi délicates, dans des conjonctures aussi difficiles? Prendra-t-il parti pour le droit, pour la justice, pour la dignité de l'Église, pour les canons, contre Manassès qui les foule si honteusement à ses pieds ? ou bien prendra-t-il parti pour Manassès qui s'est montré si bienveillant à son égard ? Prendra-t-il parti pour les principes contre l'homme qui les méconnaît, ou prendra-t-il parti pour l'homme contre les principes? A tout le moins prendra-t-il le parti de garder un silence prudent, afin de ne point se compromettre, de conserver sa haute position, de couler une vie calme et tranquille ? dans la pensée aussi d'avoir de l'avancement, comme on dit de nos jours, et de voir de nouveaux revenus s'ajouter à ses revenus, de nouvelles dignités s'ajouter à ses dignités, déjà si considérables ? En un mot agira-t-il comme un homme qui veut faire son salut, ou comme un homme qui veut faire son chemin ? Ne pouvant, tant son caeur brûlait du zèle de la maison de Dieu, rester le témoin impassible des maux de son diocèse qui étaient les maux de l'Epouse du Christ, indigné de voir son Église livrée à la merci de l'arbitraire qui est la plaie des plaies, l'abus des abus, parce qu'il entraîne tous les autres, il ne put transiger avec la conscience et le devoir. Ce "fut pour lui un besoin de protester. De concert avec plusieurs dignitaires du clergé, entr'autres avec Pontius, chanoine de l'Église de Reims, et Manassès qui en était le Prévôt, mais qui n'avait rien de commun " Avec l'archevêque que le nom, il se prononça avec hardiesse et franchise contre des excès qui affligeaient son âme autant qu'ils la révoltaient et se porta comme accusateur de l'intrus au Synode d'Autun en 1077. Les chefs d'accusation contre le prélat furent « d'avoir usurpé le siège de Reims et d'y être entré par simonie ; d'avoir enlevé les vases sacrés de la Cathédrale, d'avoir dépouillé les clercs, les Églises, les couvents, enfin, d'avoir abusé de son autorité par des excommunications injustes (31), Manassès ayant refusé de comparaître pour éviter la honte de la confrontation, fut condamné, comme contumace, par le légat du pape Hugues de Die, qui présidait le Concile. A cette nouvelle, dans la première explosion de sa colère, il fait enfoncer les maisons de ses accusateurs, confisquer leurs biens, vendre leurs prébendes (32), sans toutefois pouvoir s'attaquer à leurs personnes, car Bruno et ses deux amis, depuis la tenue du Concile d'Autun, s'étaient mis à l'écart en attendant que la tempête soulevée par eux fût apaisée, par la décision du Souverain-Pontife, qui était saisie de l'affaire ; ils s'étaient retirés, ces vaillants athlètes de l'Église, au château du comte de Rouci, où ils restèrent jusqu'au mois d'août 1078. Manassès ayant adressé au pape Grégoire VII de vives plaintes sur les conclusions du Concile d'Autun, et étant même allé à Rome pour se défendre, obtint de notables adoucissements aux rigoureuses mais justes mesures dont il avait été l'objet. Un Concile tenu à Rome en 1078 ayant levé la sentence de celui d'Autun, l'archevêque paraissait triompher de ses accusateurs ; mais le trouble continuant toujours, soit parce que plusieurs de ceux qui s'étaient élevés contre lui ne voulurent pas retourner à Reims, soit parce que de nouvelles accusations furent formulées contre sa conduite, il fut déposé au Concile de Lyon, malgré l'Apologie qu'il avait rédigée lui-même de son administration. Il chercha pendant quelque temps à se maintenir sur son siège par la force et la violence, mais il fut enfin obligé de le quitter et devint errant de pays en pays sans que l'on sache en quelle année et en quel lieu il mourut. Guibert nous apprend qu'il se réfugia près de l'empereur Henri IV, qui, lui aussi, était excommunié et qu'il mourut sans être réconcilié (33). Je ne m'étendrai pas davantage sur ce personnage trop fameux. Il mérite d'être livré à la vindicte de l'histoire et ce que j'ai dit suffit pour lui faire rendre la justice qui lui est due.

XIII.

L'orage dissipé, le calme devait revenir. Bruno, dans toute la suite de l'affaire que nous venons de rappeler, n'avait écouté que son zèle et nullement cédé aux suggestions de la passion. Il s'était attaqué non pas à la personne même de l'archevêque, mais à ses vices ; non pas à son autorité, mais à l'abus qu'il en faisait ; il avait suivi la marche régulière tracée par les canons, portant la cause devant un Concile présidé par un légat du pape; il s'était dévoué puisqu'il avait sacrifié à la fois sa dignité, ses revenus, sa chaire, ses auditeurs, sa position. Ajoutez qu'il ne s'était pas plus laissé abattre par l'adversité qu'il ne s'était laissé enfler par la prospérité ainsi que le dit un Titre funèbre :

Nec mens fracta malis, nec erat nimis alia secundis.

Il s'était montré d'un caractère toujours égal, ne donnant rien à l'acrimonie, à la colère, à la rancune, et parla s'était concilié l'estime générale. Le jour de la réparation devait luire pour lui. Sans doute Manassès dans son Apologie s'en était plaint en termes amers, l'accusant d'ingratitude et disant : « Je me suis accommodé avec tous mes accusateurs excepté deux, dont Bruno est un, mais ce Bruno n'est pas un clerc de notre Église, il n'y est pas né, il n'y a pas reçu le baptême, c'est un chanoine de l'Église de Saint-Cunibert de Cologne, au pays des Allemands, nous ne recherchons guères sa société parce-que nous ne connaissons point du tout sa vie et sa liberté, c'est-à-dire s'il est serf ou libre de naissance. Tout ce que je sais c'est que je l'ai comblé de signalés bienfaits pendant qu'il était à Reims et qu'en retour il m'a traité méchamment (34). Mais d'autres voix plus autorisées s'étaient prononcées en faveur de notre saint, lui avaient rendu pleine et entière justice et avaient fait son éloge en termes tellement significatifs qu'ils ne laissent rien à désirer. Le légat Hugues de Die ayant écrit au pape Grégoire VII après le Concile d'Autun, pour lui rendre compte de ce qui s'était passé, lui disait entr'autres : « Nous vous recommandons Bruno qui préside aux écoles de Reims et dont la vie est irréprochable. Il mérite, ainsi que le Prévôt de cette Église, que vous les souteniez de votre autorité, car ils ont souffert pour le nom de Jésus Christ. Il faudrait les employer comme vos conseillers dans la cause de Dieu et comme vos coopérateurs pour le pays de France (35). Le pape Grégoire VII avait écrit à Manassès, alors que sa cause n'était pas encore désespérée et tout-à-fait perdue : « Sache votre fraternité que nous confirmons la sentence qui a été portée contre vous au Concile de Lyon (qui avait suivi celui d'Autun). Néanmoins, voulant user d'indulgence à votre égard, nous vous accordons pour vous justifier, jusqu'à la fête de saint Michel, à condition toutefois que vous rendiez tout ce qui leur a été enlevé, au Prévôt Manassès, à Bruno et aux autres qui paraissent avoir parlé contre vous en faveur de la justice (36) ; » paroles d'un poids immense pour la justification de l'attitude prise et gardée par notre saint, puisqu'elles sont sorties de la bouche la plus auguste de l'univers, parlant officiellement.

Si Bruno ne fut pas rétabli dans sa dignité immédiatement après ces ordres du Souverain-Pontife, il le fut aussitôt après l'expulsion de Manassès qui avait été obligé de fuir devant le mépris commun du clergé et du peuple, devant la toute-puissance de l'opinion publique soulevée par son indigne administration. Il avait tellement grandi dans l'estime générale, qu'aussitôt après son retour de Cologne, où il avait passé une partie de son exil, on voulut le faire archevêque de l'Église de Reims restée depuis deux ans sans premier pasteur. Les suffrages du clergé et du peuple se portèrent sur lui comme sur l'ecclésiastique le plus digne de succéder à saint Remi. « Nous le préférions à tous et à juste titre, dit l'Église de Reims, dans son Titre funèbre, car il était doux, savant, éloquent, assez riche et puissant ; mais lorsque les suffrages paraissaient lui être favorables, il quitta tout pour Jésus-Christ qu'il suivit dans son dépouillement (37). Hugues de Die, dans la lettre citée plus haut et adressée à Grégoire VII, avait ajouté en parlant du Prévôt Manassès et de Bruno : II faudrait mettre sur le siège de Reims, ou le Prévôt ou Bruno (38). »

XIV.

Que va faire Bruno, lorsque le vent de la fortune lui souffle si favorable, lorsque l'avenir lui tend les bras en souriant et qu'après la tempête il est arrivé au port ? Que va-t-il faire à une époque où tant d'ecclésiastiques souillaient l'état clérical par l'avidité avec laquelle ils re cherchaient les fonctions lucratives ou honorifiques, convoitant les riches bénéfices, les opulentes abbayes, les évêchés d'or ? Sans doute, il va se laisser séduire à la vue de la crosse et de la mitre archiépiscopales, il va s'estimer heureux et fier d'être appelé à gouverner l'une des plus illustres Églises des Gaules, de commander à un clergé nombreux, savant, et qu'il a en partie initié à la science et formé à la vertu ? Non. Ayant le caeur plus haut que le monde avec toutes ses gloires et ses dignités, même ecclésiastiques, montrant à tous qu'il n'était ni ambitieux, ni cupide, qu'il ne tenait pas plus aux honneurs qu'aux richesses, poussière à ses yeux, il prit parti pour la solitude et la retraite, il choisit la pauvreté et l'humilité du Christ, il aima mieux être simple moine dans un désert que prélat sur un trône (39).

Il y a, dans la vie de chacun, des circonstances décisives où l'homme se révèle et montre ce qu'il est. On peut juger de Bruno par le parti qu'il prit lorsqu'il aurait pu être tout autre chose qu'un ermite mal logé, mal couché, mal nourri, mal vêtu, mal chauffé, ne vivant que d'austérités, de pénitences, de mortifications, de privations et de jeûnes. Aussi, ses historiens ont-ils eu soin de célébrer la noble et courageuse détermination qu'il prit de s'arracher à tout pour être tout à Dieu : « Il a renoncé à toutes les richesses, à tous les honneurs du monde pour vous, ô Christ, notre Père, disait l'Église de Saint-Denis à Reims, il s'est fait pauvre pour gagner le ciel, donnant l'exemple à ceux auxquels il avait auparavant donné des leçons (40). Et ce que Bruno fit alors, il ne le fit pas seulement une fois. Nous le verrons plus tard ne point vouloir accepter l'archevêché de Reggio, que le pape Urbain II lui offrait, qu'il le pressait même d'accepter. Dès lors, il avait pris pour maxime spéciale et comme pour devise, ces paroles de l'Écriture qui de vinrent l'objet favori de ses méditations : « Mes yeux de vançaient les veilles et les sentinelles de la nuit : j'étais plein de trouble et je ne pouvais parler. J'avais les années éternelles dans l'esprit. Je me suis éloigné par la fuite et j'ai demeuré dans la solitude (41). »

XV.

Quel fut le motif qui porta Bruno à une résolution si décisive, à une démarche si radicale dans sa vie ?

Les uns ont allégué les disgrâces qu'éprouva Bruno sous l'administration de Manassès, le dégoût des hommes et des choses qui en fut pour lui la suite. Cette raison ne peut être alléguée comme fondamentale. Sans doute, la vue des excès, des vices de l'archevêque, amena Bruno à comprendre par expérience que l'on peut se perdre alors même que l'on est revêtu des plus hautes dignités ecclésiastiques, et lui montra le côté faible de la vie que l'on mène dans le siècle; mais si le spectacle dont il avait été témoin peut être considéré comme la cause occasionnelle de sa retraite, il ne peut être allégué comme en étant la raison dernière. Si Bruno avait eu des mécomptes, il les avait voulus, il les avait cherchés, avec calme, avec réflexion, par conscience, uniquement en vue de soutenir la justice méconnue, l'innocence opprimée, pour la gloire de Dieu et de son Église. Après la déposition définitive de Manassès, il avait retrouvé plus qu'il n'avait perdu, puisqu'on lui offrait de lui succéder sur le siège de Reims et de devenir le pontife d'une Église où il était estimé, honoré, aimé, dont il avait été la colonne et le rempart dans les jours difficiles que nous avons vus. On ne peut donc point faire de la vocation de Bruno une vocation de dépit.

XVI.

Selon d'autres, la nouvelle disposition d'esprit de Bruno aurait été l'effet d'une sorte de prodige arrivé dans l'Église de Notre-Dame de Paris. Bruno aurait fait connaissance dans cette ville, d'un docteur célèbre, nommé Raymond Diocrès. Ce docteur, racontent les chroniqueurs, vivait entouré de la considération publique, était estimé pour l'étendue de son savoir, et l'apparente régularité de ses moeurs, professait avec succès, prêchait avec éloquence. Rien, jusqu'à sa dernière heure, n'était venu à rencontre de la bonne opinion que l'on avait conçue de lui. A peine eut-il passé de vie à trépas qu'on s'occupa de lui faire des funérailles dignes de son titre et de son renom. Une foule considérable accompagne sa dépouille mortelle à l'Église, l'office est commencé. Or, lorsqu'on arrive à ces paroles de Job : Res ponde mihi quantas habeo iniquitates et peccata, « Faites-moi connaître, Seigneur, le nombre de mes ini quités, tout-à-coup, le cadavre se dresse sur son cer cueil et s'écrie d'une voix formidable : JE SUIS ACCUSÉ AU JUSTE JUGEMENT DE DIEU. Tous les assistants sont glacés d'effroi, l'office est interrompu, et la cérémonie remise au lendemain. Or, le lendemain, aux mêmes paroles, le cadavre se dresse de nouveau en s'écriant : JE SUIS JUGÉ PAR LE JUSTE JUGEMENT DE DIEU. La cérémonie est encore remise au lendemain, et lorsque l'on commence à chan ter la leçon tirée de Job, les assistants, que le bruit du prodige avait attirés en grand nombre de tout Paris, sont en proie à l'anxiété la plus vive, pâles de terreur et dans l'attente de ce qui pouvait arriver. Or, le cada vre, ou si vous aimez mieux le défunt, se redressant une troisième fois, aurait fait entendre avec un geste horrible et une voix plus foudroyante encore qu'elle ne l'était les deux jours précédents ces terrifiantes paroles : JE SUIS CONDAMNÉ PAR LE JUSTE JUGEMENT DE DIEU (42). – Or, peut-on attribuer à ce prodige d'une manière définitive et absolue la détermination de Bruno ? Non. Et pourquoi? Parce que, je le dirai sans être anti-Bruno nien comme on appelait autrefois quglyphicon glyphicon-que ne croyait pas à ce miracle sur la réalité duquel les savants étaient alors très-partagés, parce que ce miracle est regardé comme légendaire et non historique par bon nombre de critiques qui motivent leur opinion par les considérations que voici : Le pape Urbain VIII, après enquête, fit, par un arrêt de son autorité souveraine, rayer ce récit du Bréviaire Romain où il avait été introduit. Bruno n'en parle pas dans sa Lettre à Raoul, ou, si vous aimez mieux, Rodolphe le Verd, bien qu'il lui parle de sa dé termination à quitter le monde et de la juste sévérité des jugements de Dieu. Aucun des Titres funèbres n'y fait la plus légère illusion et l'on sait que ces Titres furent écrits aussitôt après la mort du saint. Pierre le Vénérable, qui nous a laissé des documents sur les premiers Chartreux et sur leur saint Fondateur, n'en fait pas davantage mention, bien qu'il ait écrit un ouvrage sur les miracles arrivés de son temps. Guibert, abbé de Nogent, qui vivait dans le siècle où mourut saint Bruno, s'en tait également. Guigue, Prieur de la Grande-Chartreuse et cinquième Général de l'Ordre, parlant de la retraite de saint Bruno, dans la vie de saint Hugues, évêque de Grenoble, garde le silence le plus complet sur un miracle aussi surprenant. Même silence dans la chronique des cinq premiers Prieurs des Chartreux, de telle sorte, qu'il n'est question de l'apparition de Diocrès dans aucun des auteurs contemporains. Le premier manuscrit qui en fait mention, date de longtemps après la mort de Bruno, ou, à tout le moins, après l'événe ment, et encore ce manuscrit ne donne-t-il point le fait comme transmis par une tradition certaine, mais comme ne reposant que sur un on-dit (43). Ajoutez qu'il y a des variantes considérables dans les chroniqueurs qui rapportent le miracle. Comment, dès lors, lui donner créance ? Ne faut-il point dire avec Godescard : « Cette histoire doit être regardée comme une fable et n'a d'autre fondement que la crédulité de ceux qui l'écrivirent (44). » Aussi, est-ce là le jugement de bons critiques, comme Mabillon (Act., t. IX), Dubois (Hist. Parisiensis, l. XI, c. 2, n. 6 et sqq.), Tracy, dans sa vie estimée de saint Bruno. Baronius, Fleury, Noël Alexandre, Dom Cellier, qui par lant de l'illustre fondateur des Chartreux et de son Insti tut, ne daignent pas même parler de Diocrès, tant ils le considèrent comme un personnage fabuleux, ou n'en parlent que pour dire qu'ils n'y croient pas. Celui-là donc, concluent nos critiques, qui voudrait le faire passer sérieusement pour un personnage historique ne parviendrait qu'à se faire déconsidérer comme historien. Du reste, la vie de saint Bruno est assez merveilleuse par elle-même, sans qu'il soit nécessaire d'y ajouter de fausses merveilles. Il est plus glorieux pour lui d'avoir renoncé au monde par de saintes considérations, que par suite des terreurs religieuses qu'aurait excitées dans son âme l'apparition d'un revenant, ainsi que l'a dit le P. de Tracy qui ajoute : « L'ordre des Chartreux ne doit pas sa naissance à un spectre sorti de l'enfer; une sainte conversation de saint Bruno avec deux de ses amis en a été le principe (45). La légende parisienne a pu parler à l'imagination du peintre Lesueur et offrir à son pinceau plusieurs tableaux à reproduire, mais elle ne satisfait point pour cela aux exigences de la critique historique. On l'a fait observer avec raison : En vain la peinture expose sur ses toiles la légende de Diocrès, la peinture est comme la poésie, elle ne garantit pas ce qu'elle rapporte.

Disons toutefois, pour tenir d'une main équitable la balance de l'impartiale et de la véridique histoire, qu'après tout ce n'est là qu'une opinion, et que celui qui admet comme réelle et non apocryphe l'apparition de Diocrès ne le fait pas sans quelque fondement. Cette apparition a toujours été transmise comme réelle par la tradition de l'Ordre tout entier des Chartreux, tradition immémoriale et qui s'est perpétuée d'âge en âge sans la plus légère interruption, tradition transmise et de vive voix et par la numismatique, et par la sculpture, et par la gravure, et par la peinture soit sur toile, soit murale, de telle sorte que les murailles, muettes par elles-mêmes, témoignent en faveur de l'apparition. Ajoutez que de nombreux écrivains, qui n'étaient ni simples, ni crédules, ni rêveurs, ni visionnaires, y ont ajouté foi. Tel, entr'autres, le célèbre chancelier de l'Université de Paris, Gerson, qui la rapporte sans chercher à l'infirmer (46). Tel saint Antonin, dont le pape Nicolas V disait qu'il ne ferait pas plus de difficulté de le canoniser pendant sa vie qu'après sa mort. Tel le célèbre Denis le Chartreux, tel Laurent Surius également Chartreux, tel le célèbre Bellarmin (47), tel le célèbre Suarez qui fait mention du fait sans vouloir le rapporter dans tous ses détails parce que, dit-il, il est assez connu (48). Tel le P. Columbi, Jésuite, qui a fait une dissertation spéciale en faveur de l'apparition (49). Tel le P. Tromby qui, dans son grand ouvrage, Histoire du saint patriarche Bruno, contredit dans le plus grand détail les raisons contre et fait valoir les raisons pour la réalité du miracle (50). Tel le P. Dom Innocent Le Masson, disant que le récit du miracle, considéré dans ce qu'il a de substantiel, peut être soutenu comme n'étant pas improba ble (51). Comment d'ailleurs pouvoir infirmer la tradition cartusienne? Comment expliquer qu'une histoire si ex traordinaire ait pu être inventée ? Est-ce ainsi qu'on invente ? Comment expliquer qu'elle ait pu l'être par les premiers Chartreux , qui étaient remplis de la crainte de Dieu ? Comment supposer que de tels hommes aient voulu accréditer le mensonge, et cela sur tout lorsque le mensonge était de nature à jeter de la défaveur sur saint Bruno leur Père, attendu qu'il donnait à penser que le chanoine de Reims ne se serait déterminé à quitter le monde que par un sentiment de crainte et non plus par un sentiment d'amour ? Com ment supposer qu'après avoir imaginé un tel conte, les Chartreux aient pu l'accréditer lorsque la vie de saint Bruno était connue dans tout l'univers chrétien ? Si l'on suppose que le récit a été le fait des séculiers, comment expliquer que toutes les Chartreuses l'aient admis sans contradiction aucune ? l'aient transmis sans que nulle réclamation se soit élevée? Quant aux raisons alléguées par les adversaires, ne peut-on pas dire que si le récit de l'apparition a été retranché du Bréviaire Romain, comme tant d'autres récits, « ce retranchement n'a pas été fait dans la pensée que l'histoire fut fabuleuse, ainsi que répondit la Sacrée Congrégation des Rites consultée sur cette radiation, mais pour d'autres causes (52), c'est-à-dire entr'autres pour éviter la longueur des offices, etc. ? Ne peut-on pas dire que le fait de l'insertion du récit dans le Bréviaire Romain, est une preuve que primitivement l'on avait foi à l'apparition ? Si les écrivains du temps n'en parlent point, leur silence ne peut-il pas s'expliquer par les égards que l'on devait à la famille du réprouvé ? Si Guibert de Nogent garde le silence, que peut-on en conclure ? Deux témoins qui parlent, n'ont-ils pas plus de poids que mille témoins qui se taisent, attendu que des témoins qui se taisent ne sont pas des témoins, comme dit le Droit? N'est-il pas vrai que toute la catholicité croit à la résurrection de Lazare, bien qu'elle ne soit attestée que par le seul évangéliste saint Jean, les trois autres évangélistes n'en disant rien, n'y faisant pas même allusion ? Depuis quand le silence est-il une preuve décisive ? Si la critique du dix-septième siècle n'a pas admis la réalité de l'apparition, ne peut-on pas répondre que cette critique est outrée et que trop souvent elle a considéré comme légendaire ce qui est historique, dépouillant les vies des Saints, sous l'inspiration d'un naturalisme aussi impitoyable qu'étroit, de ce qu'elles ont de merveilleux et de divin ? Pour toutes ces raisons, ne doit-on point dire que si le récit concernant le Docteur n'est pas certainement vrai, il n'est pas non plus certainement faux ? Ne doit-on point dire avec le savant Rohrbacher : « La question ne paraît pas décidée sans appel. Un nouveau biographe de saint Bruno fera bien de revenir là-dessus (53). Pour toutes ces raisons encore, ne faut-il point savoir respecter la tradition qui s'est perpétuée dans l'Ordre des Chartreux, et les Chartreux n'ont ils point quelque motif de dire avec le P. Dom Innocent Le Masson : « Nous persévérerons dans notre simplicité, pensant que la substance de cette histoire est vraie. » Et encore : « Adhérons avec un respect que rien n'ébranle et qui ne se démente jamais, à ce qui nous a été transmis par nos Pères (54). »

XVII.

A quoi donc faut-il attribuer la détermination qui porta Bruno à prendre parti pour le désert? A l'appel de Dieu qui voulait en lui et par lui fonder un Ordre illustre ; à un mouvement parti des profondeurs d'une âme travaillée par la grâce. Le monde, ainsi que nous l'avons vu dans l'élégie qu'il composa, alors qu'il n'était encore que simple étudiant, était trop petit pour Bruno, qui s'y trouvait comme à l'étroit, qui en sentait l'inanité. Il fallait à ce grand caeur des biens plus solides que les biens présents, des joies plus durables que les joies éphémères de ce monde, même les plus recherchées, les plus goûtées, les plus enviées ; il lui fallait plus que la vie active, je veux dire la vie contemplative par laquelle l'homme peut, dès ici-bas, poursuivre incessamment l'idéal dont le vulgaire n'a pas même le sentiment ; par laquelle encore il peut mener une vie non plus terrestre mais céleste ; il lui fallait la retraite à laquelle aspirent toutes les grandes âmes comme à un moyen d'abstraire leur vie et de s'appartenir à elles-mêmes (55); il lui fallait la solitude où l'air est plus pur, Dieu plus proche, le salut plus certain; la solitude dans laquelle l'homme, dégagé de toute servitude, libre de tout souci, sorti de cette prison que saint Jérôme appelle le cachot enfumé des villes (56), peut se vouer exclusivement à la culture de son âme, s'élancer dans les hauteurs par des as censions continuelles, se dilater sans fin dans l'é ternité et l'immensité de Dieu. La vie de chaque homme est dominée par une idée principale, par une idée-mère, à laquelle elle se rapporte tout entière, qui en est comme l'âme et le principe moteur, et autour de laquelle se coordonnent toutes les pensées, toutes les paroles, toutes les démarches. Dans le monde, les uns recherchent principalement l'argent, les autres les plaisirs, les autres les honneurs, les dignités et l'orgueil de la vie. Dans l'Église, les uns se vouent plus spéciale ment à la science, à la prédication, les autres à l'éducation, les autres au gouvernement des fidèles et à la direction des âmes, les autres aux missions, les autres aux oeuvres si diverses et si multiples de la charité. L'idée qui domina Bruno fut celle de vouer sa vie à la solitude et par elle à la prière et à la pénitence, à la contemplation et à l'expiation. Cette pensée n'est-elle point noble et sublime entre toutes ? Ne conçoit-on point qu'elle puisse subjuguer et captiver une grande âme? Du reste, Bruno, qui avait environ quarante-sept ans lors qu'il quitta Reims pour renoncer au monde et dont les moments avaient toujours été si occupés, ne s'était-il point largement acquitté envers la vie active dont il avait pu peser le fort et le faible ?

A qui douterait de la pensée qui inspira Bruno, savoir : un profond mépris du monde et de sa caducité, un vif désir de se dépouiller de tout afin de vivre pour Dieu et pour Dieu seul, nous dirions : Lisez les Titres funèbres et vous verrez qu'ils n'attribuent pas la retraite du saint à un motif autre que celui-là. Ils rendent tous hommage à la sainteté du mobile qui le détermina.

Le Titre de l'Église cathédrale de Reims porte : « Ce Père, fondateur illustre d'un Institut nouveau, se montra comme le modèle de ses frères, leur donnant l'exemple du mépris de ce monde méprisable. Il préféra Jésus-Christ à tout et le suivant, dans sa pauvreté, il se fixa dans ce désert avec une suite nombreuse (57). »

Un autre Titre de la même Église contient ces paroles non moins significatives : « De même que Joseph dédaigna la maîtresse de la maison où il était et sut se sous traire courageusement à ses tentatives coupables, ainsi Bruno , vous avez su laisser là, avec le plus profond mépris, la gloire du monde, alors que vous tendant les bras il voulait vous y enserrer, faisant briller vos yeux l'éclat de grandes richesses et d'honneurs plus grands encore. Vous avez pris la fuite et pour avoir embrassé le désert au mépris des vêtements pompeux, vous êtes revêtu de la gloire divine (58). »

Le Titre de l'Église cathédrale de Rouen ne tient pas un langage différent : « Il a quitté le monde après avoir triomphé des honneurs mondains, foulant aux pieds les richesses, méprisant les honneurs, écrasant l'ambition sous le poids de son mépris et se dévouant à la création d'une nouvelle famille religieuse. S'échappant du monde, évitant ses grandeurs, il a préféré la vie privée (59). »

Le Titre de l'Église Saint-Pierre d'Iorck, en Angleterre, porte à son tour : « Il possédait, autant qu'il pouvait les désirer, gloire, richesse, honneurs, science, mais il les mit sous le pied (60). »

A qui douterait encore de la pureté, de la sainteté, de la spontanéité du motif qui détermina Bruno à la retraite, nous dirions : Ecoutez-le lui-même, nulle source ne peut être plus authentique et plus sûre, et il vous dira dans une de ses lettres heureusement conservée qu'il se retira au désert pour accomplir un voeu qu'il avait formé, alors, probablement du moins, qu'il enseignait à Reims et avant qu'il n'eût suscité des affaires à Manassès, ou plutôt avant que Manassès ne s'en fût suscité à lui-même. Il nous apprend en effet que, se trouvant un jour dans le jardin d'un nommé Adam, chez qui il était reçu, il eut avec deux de ses amis, l'un Raoul, dit le Verd, qui plus tard fut prévôt de l'Église de Reims, et l'autre Fulcius, dit le Borgne, un entretien à la suite duquel il fit avec eux le voeu de renoncer au monde : « Vous souvient-il, ce sont ses paroles à Raoul, qu'ayant eu avec vous et Fulcius un entretien sur les faux plaisirs, sur les richesses périssables de la terre, ainsi que sur les délices de la gloire éternelle, nous avons promis et voué au Saint-Esprit, sous l'inspiration de l'amour dont nos coeurs étaient enflammés, d'abandonner au plus tôt, in proximo, les biens fugitifs du siècle, de poursuivre les biens éternels, et de revêtir l'habit monastique, voeu que nous aurions exécuté sans retard si Fulcius n'eût pas fait le voyage de Rome et si nous n'eussions pas attendu son retour (61) ? »

Concluons donc avec le célèbre Pagi dans ses remarquas sur les Annales de Baronius : « Il est certain que la cause de la retraite de Bruno ne fut autre que le désir de la vie solitaire comme il s'en explique lui même au Prévôt de Reims (62). »

Concluons avec l'Église Sainte-Marie de Reims dans son Titre funèbre : « Il méprisa tout et s'attacha pauvre au Christ pauvre. Il aima mieux vivre pauvre pour le Christ que de vivre riche et honoré dans le monde (63). Si l'apparition de Diocrès put exercer sur lui quelque in fluence, ce ne fut que comme une occasion d'accomplir une résolution auparavant arrêtée, d'exécuter enfin un dessein conçu depuis longtemps.

XVIII.

Une fois son parti pris, Bruno, quoiqu'il fût resté seul, Fulcius ne revenant pas et Raoul s'excusant sur différentes affaires, Bruno se mit à l'oeuvre avecréso lution. D'après une tradition ancienne, il voulut, avant de dire adieu au monde, monter une dernière fois en chaire pour prendre congé du clergé et des fidèles de l'Église de Reims dont il avait été l'appui et dont il était devenu la gloire. A peine eut-il commencé de parler qu'on remarqua l'esprit nouveau dont il était animé. Au lieu d'aborder comme autrefois les subtilités de la Scolastique ou de chercher à pénétrer dans les profondeurs du dogme sacré, il ne parla, tout rempli qu'il était de ses méditations favorites, que du renoncement aux vanités du monde. Il commenta la maxime qu'il avait adoptée ainsi que nous l'avons vu, c'est-à-dire ces paroles dont David, tout roi qu'il était, faisait retentir les voûtes de son palais : « J'ai eu dans mon esprit les années éternelles, je me suis éloigné par la fuite et j'ai demeuré dans la solitude (64). » Il parla avec tant de force, d'onction et d'autorité, l'impression qu'il produisit fut si vive et si profonde, que quelques-uns de ses auditeurs se montrèrent prêts à le suivre. L'histoire cite entr'autres Pierre et Lambert qui remplacèrent ainsi Fulcius et Raoul. Bruno, avec ses nouveaux compagnons, se rendit auprès de saint Robert que les solitaires de Molesmes avaient choisi pour leur Abbé et qui fonda plus tard l'Ordre de Citeaux. Ne voulant pas s'en rapporter à ses propres lumières, il se mit sous la direction de cet homme de Dieu, pour être initié au nouveau genre de vie qu'il voulait embrasser et puisa dans les entretiens qu'il eut avec lui et avec ses religieux, de grandes lumières touchant la vie érémitique et contemplative. A la suite de ces saints colloques, Pierre et Lambert fondèrent un couvent dans une terre appelée Sèche-Fontaine, au diocèse de Langres. Quant à Bruno, il alla, selon les uns, demeurer quelque temps avec eux et, selon les autres, il quitta directement l'abbaye de Molesmes pour aller là où il devait aller, là où Dieu l'appelait pour jeter les fondements de son Ordre, c'est-à-dire dans les Alpes du Dauphiné.

XIX.

Il s'y rendit avec six compagnons dont l'histoire nous a conservé les noms et qui ont droit à être mentionnés ici, puisque c'est en eux et par eux que Dieu a commencé l'un des Ordres les plus honorés dans l'Église. Ils méritent de passer à la postérité à plus juste titre que les héros mi-historiques et mi-fabuleux de l'antiquité, voire même à plus juste titre que les sept sages de la Grèce qui n'ont su que disserter, tandis que ces humbles solitaires ont su construire, édifier, créer pour des siècles un Institut qui, aujourd'hui encore, compte bon nombre de florissantes maisons. C'étaient Landuin, qui était natif de fa Toscane et succéda à Bruno dans le gouvernement de la Maison-Mère, Etienne de Bourg et Etienne de Die, tous deux chanoines de Saint-Ruf, près d'Avignon, Hugues dit le chapelain, André et Guérin, laïques, c'est-à-dire convers. Bruno avant de les admettre avait mis leur vocation à l'épreuve, en leur faisant la peinture la plus vive des privations de toute espèce auxquelles il leur faudrait se dévouer dans la solitude ; mais rien n'avait pu les ébranler ; tous s'étaient déterminés à renoncer au monde et, pour cela, à chercher un désert où ils pussent se livrer à une pénitence perpétuelle, suivre le Christ, rien que le Christ en marchant dans la voie étroite qui conduit à la vie.

On voit que ces nouveaux solitaires étaient au nombre de sept, nombre symbolique et sacré. Un biographe de saint Bruno les compare aux sept colonnes que la Sagesse s'est taillées pour construire une maison, aux sept épis reposant sur une seule et même tige, aux sept branches du candélabre, aux sept corbeilles remplies de pain, aux sept trompettes dont on se servait dans le Jubilé (65). De ce que Hugues, l'un des compagnons de Bruno, était surnommé le chapelain, bon nombre d'auteurs ont voulu conclure qu'il était le seul qui fût prêtre dans la sainte Compagnie, tels entr'autres Godescard, Helyot et Fleury lui-même qui a dit : « Hugues était nommé le chapelain parce qu'il était le seul prêtre d'entre eux (66). Or, nous n'hésitons pas à dire que ces écrivains se sont lourdement trompés. Il est certain, en effet, nous l'avons établi par un texte irréfragable, que Bruno était prêtre, et comment supposer qu'il ne l'était pas, lui que nous avons vu parcourir en missionnaire un grand nombre de con trées, lui Scolastique et Chancelier de l'Église de Reims, lui que l'opinion publique avait désigné pour être archevêque de Reims. Aussi les textes les plus positifs nous apprennent-ils que si Hugues était surnommé le chapelain ce n'est point parce qu'il était le seul qui fût prêtre. Il avait ce surnom, soit parce qu'il était le seul d'entre les compagnons de Bruno qui, avant de quitter le siècle, n'eût pas de prébende, mais seulement une simple chapelle à desservir, comme le dit Puteus (67) ; soit parce que, comme le dit Guigue dans sa vie de saint Hugues, il était celui d'entre eux qui s'acquittait de l'office sacerdotal, c'est-à-dire qui était Semainier ou Hebdomadaire et qui, à ce titre, disait la messe de Communauté, commençait l'office, récitait les oraisons, bénissait la table, entendait les confessions et était chargé d'une manière toute spé ciale de ce qui concernait le culte divin (68).

XX.

Nos pèlerins, quelque temps incertains sur le chemin qu'ils voulaient prendre, songèrent à s'adresser, pour obtenir de lui un désert, à saint Hugues, évêque de Grenoble, soit à cause de sa réputation de sainteté qui était parvenue jusqu'à eux, soit dans l'espoir de trouver en lui un bienveillant accueil, un zélé protecteur, car Hugues avait été à Reims le disciple de Bruno, soit enfin parce que, dans le diocèse du saint évêque, il y avait de hautes montagnes qui pourraient leur offrir un désert propice à l'accomplissement de leur pieux dessein.

Leur demande devait être exaucée, car Dieu lui-même s'était chargé d'aplanir les voies à ses serviteurs, de ménager l'heureux succès de leur démarche. Hugues, en effet, la veille même du jour où nos pèlerins devaient aller frapper à la porte de son palais, avait eu la vision que voici. Transporté en esprit pendant la nuit au milieu des montagnes de Chartreuse qui étaient dans son diocèse et qui ont donné leur nom à l'ordre des Chartreux, il avait vu le Seigneur y construisant une demeure pour sa gloire et, en même temps, sept étoiles d'or disposées en cercle, différentes de celles du firmament, étoiles qui lui indiquaient le chemin de ces montagnes qui devaient devenir si fameuses. Aussi, lorsque le lendemain les sept pèlerins se présentèrent à lui et lui firent part du but de leur visite, Hugues fut-il favorablement disposé à leur égard, car il comprit que la vision des sept étoiles était le présage de l'arrivée de nos sept pieux voyageurs et lui indiquait le lieu où ces émules des Paul, des Antoine, des Pacôme, des Macaire, des Hilarion, des Jérôme, allaient renouveler les prodiges de la vie anachorétique telle qu'elle s'était pratiquée dans les premiers siècles de l'Église. Il fut attendri jusqu'aux larmes lorsqu'il entendit Bruno lui dire en son nom et au nom de ses compagnons, qu'attirés vers lui par la renommée de sa sagesse et la bonne odeur de ses vertus (69), ils le priaient qu'il daignât leur accorder dans son diocèse un lieu où, éloignés des périls du monde et du commerce des hommes, ils pussent accomplir leur dessein de servir Dieu seul et de lui construire un temple digne de lui.

Quelque rationaliste à courte vue, quelque sceptique railleur n'accueillera peut-être qu'avec le sourire de la pitié sur les lèvres, le récit de la vision de saint Hugues, et dira que c'est là une légende puérile à laquelle ne peut croire un esprit tant soit peu sérieux. A cela nous répondrons que la vision est un phénomène qui se reproduit sans cesse dans la mystique divine, et qu'elle n'est qu'une conséquence des données du christianisme sur l'ordre surnaturel ; nous répondrons que la vision de saint Hugues a été admise par Fleury, appelé dans un certain monde « le judicieux, par Launoy dans sa dissertation sur la vraie cause de la retraite de saint Bruno dans le Désert (70), par Baillet, cet agiographe d'une critique si sévère, qu'il a été surnommé le dénicheur de Saints ; nous répondrons enfin par ces deux vers de Palissot à L'adresse de ces esprits qui sont disposés à croire tout, excepté le christianisme et ce qui s'y rapporte :

Pleins de crédulité pour des faits ridicules

Et sur tout autre objet sottement incrédules.

XXI.

Saint Hugues retint quelque temps dans son palais Bruno et ses compagnons, soit pour qu'ils pussent se reposer des fatigues du voyage, soit pour leur donner le loisir de réfléchir plus sérieusement encore sur le dessein qu'ils avaient formé. Dans ce but, il leur fit la peinture fidèle des lieux que le Ciel, d'après la vision, avait désignés pour leur demeure future. « Ce lieu, leur dit-il, est un désert appelé Chartreuse, placé dans les hauteurs de la montagne, à dix milles de la ville, vaste il est vrai, mais tout-à-fait inhabité, accessible aux bêtes féroces seules, et entièrement inconnu aux hommes et aux animaux domestiques. Il est environné de rochers escarpés, les arbres y sont stériles, le froid y est rigoureux, la neige y couvre la terre pendant la plus grande partie de l'année ; on ne peut ni y moissonner ni y semer. Au milieu de ces rochers est une petite rivière formée par les avalanches qui viennent des montagnes environnantes et dont les eaux forment, en s'écoulant, un bruit semblable à celui des torrents. Le chemin qui conduit à la Chartreuse est montant et malaisé, l'entrée en est difficile et pleine de dangers, car on n'y pénètre qu'à travers des rochers élevés qui inspirent au voyageur la terreur et l'effroi. En un mot, l'horreur de ce lieu est telle qu'il paraît plutôt destiné à être une prison ou un purgatoire, qu'une habitation humaine (71). » Cette peinture de la Chartreuse ne fit qu'enflammer davantage le zèle de Bruno et de ses compagnons. Ils voyaient là un endroit propice à l'exécution de leur dessein, un lieu retiré qui les préserverait de la contagion du siècle, une nature gigantesque qui leur rappellerait avec éloquence les grandeurs de Dieu, une ceinture de montagnes qui, leur voilant les horizons de la terre, ne leur laisserait de jour que du côté du Ciel. N'est-ce point là ce qui avait fait l'objet de leurs rêves mystérieux? ce qu'ils cherchaient, ce qu'ils ambitionnaient avec plus d'ardeur que les mondains n'ambitionnent les châteaux, les palais, les villas ? N'est-ce point là ce qu'il leur fallait à eux qui, riches de leur foi, ne cherchaient que la nature et Dieu? « Il n'y a rien, a dit un poète philosophe, qui soit plus propre que l'aspect de ce désert à exalter l'âme et à l'occuper fortement. Le spectacle terrible et d'une beauté sombre qui se présente partout, convaincrait l'athée de l'existence d'un être suprême. Il suffirait de le conduire en ce lieu et de lui dire : Regarde. Saint Bruno, qui a choisi ce lieu pour sa demeure, de vait être un homme d'un génie peu ordinaire et, peut être, n'aurais-je pas pu me défendre de me ranger au nombre de ses disciples si j'étais né de son temps (72). »

XXII.

Saint Hugues voyant nos pèlerins inébranlables, les conduisit lui-même dans le lieu indiqué par la vision, vers la Nativité de la saint Jean-Baptiste, ce fils et cette gloire de la vie solitaire ; il les pourvut de ce qui était nécessaire pour le voyage. Il leur servit ensuite d'abbé et d'économe, c'est-à-dire que, comme évêque diocésain, il était leur premier supérieur et, comme protecteur de l'Ordre naissant, il s'intéressait du temporel. En place des humbles tentes ou cabanes sous lesquelles Bruno et ses compagnons avaient, au premier moment, cherché un abri, et qui étaient construites à quelque distance l'une de l'autre, comme les laures de la Palestine, de peur que par un voisinage trop rapproché les religieux ne troublassent réciproquement leur recueillement et leur solitude, à la place de ces cabanes, saint Hugues fit bientôt construire des cellules plus solides et plus commodes; il obtint à ses protégés, par sa haute influence, la propriété du désert auprès de ceux à qui il appartenait, entr'autres auprès de Séguin, abbé de la Chaise-Dieu, qui était trop au-dessus de tout sentiment de jalousie monastique pour s'opposer à l'établissement d'un nouvel Ordre religieux. Il écrivit aux prêtres et aux fidèles de son diocèse pour leur interdire la pêche, la chasse, le pâturage dans les domaines concédés aux religieux, et cela, sous peine d'excommunication, afin qu'aucun bruit ne vint les distraire de Dieu (73). Plus tard, les protégeant en toutes manières, il leur fit construire un monastère dans lequel il aimait à aller se reposer des fatigues et des soucis de son laborieux ministère, de la contention des affaires administratives, et se livrait aux délices de la vie contemplative, en la compagnie et sous la direction de Bruno. Il se laissait quelque fois tellement absorber par les douceurs de la solitude, que notre Saint se croyait obligé de l'engager à abréger ses retraites trop prolongées pour un pontife chargé des soins d'un vaste diocèse ; lui disant : « Allez, allez à votre troupeau et acquittez-vous envers lui de ce que vous lui devez (74). Il le dissuada aussi du dessein qu'il avait formé, tant était grande son humilité et sa charité, de vendre ses équipages pour en donner le prix aux pauvres et de faire à pied la visite de son diocèse, lui faisant sentir que cette singularité pourrait être pour lui une occasion de vanité et d'orgueil, qu'elle pourrait être blâmée par les autres prélats, que les routes et les chemins de son diocèse étaient trop difficiles pour être parcourus à pied, et Hugues, qui écoutait Bruno comme son oracle, se rendit à ces considérations. Bientôt le nombre des solitaires s'étant augmenté, les Chartreux se livrèrent sur une plus grande échelle au travail des mains. Ils construisirent des usines, éveillèrent l'industrie et parvinrent à vivifier par leur labeur, après l'avoir sanctifié, un désert auquel on ne pouvait pas même, avant eux, arracher une maigre moisson et qui paraissait ne pouvoir pas être habité par des humains (75). Le génie monastique fit ainsi ce que n'aurait jamais fait le génie commercial, tant il est vrai que la charité sait aller plus loin que la cupidité elle-même, tant la puissance du christianisme est efficace, même dans l'ordre temporel. On montre encore aujourd'hui, restée immobile depuis bientôt huit siècles, au milieu de la mobilité des choses humaines, la chapelle où priait saint Bruno.

XXIII

Voici, du reste, le tableau que nous ont tracé, du genre de vie que l'on menait dans le camp retranché de la Chartreuse naissante, deux auteurs dignes de foi, l'un, Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, qui était contemporain, l'autre, Guibert, abbé de Nogent, qui avait visité la Chartreuse en 1104, c'est-à-dire vingt ans après le com mencement de l'Institut des Chartreux. « Pour soumettre la chair et dompter la loi des membres qui lutte contre la loi de l'esprit, dit Pierre le Vénérable, ils matent leurs corps par de durs cilices, ils l'affligent, l'exténuent et le dessèchent par des jeûnes continuels et rigoureux. Ils ne mangent que du pain de son. Ils trempent tellement leur vin d'eau qu'il n'a plus du vin que l'apparence. Ils s'abstiennent constamment de viande, même lorsqu'ils sont malades. Ils n'achètent jamais de poisson, seulement ils acceptent i) celui que la charité veut bien leur donner. Le dimanche et le jeudi seulement, ils se permettent le laitage et les oeufs. Le mardi et le samedi, ils se contentent de légumes et d'herbages cuits. Tous les lundis, mercredis et vendredis, ils ne se permettent que le pain et l'eau. Ils ne mangent jamais qu'une fois par jour, excepté toutefois, pendant l'octave de Noël, de Pâques, de la Pentecôte, aux fêtes de l'Epiphanie, de la Présentation, de l'Annonciation, quand elle tombe au Temps pascal, de l'Ascension, de l'Assomption, de la Nativité, excepté a aussi les fêtes des douze Apôtres, de saint Jean-Baptiste, de saint Michel, de saint Martin et de la Toussaint. Ils se livrent au silence, à la lecture, à la prière, au travail des mains et surtout à la transcription des manuscrits dont ils s'occupent sans relâche. Maxime in scribendis libris irrequieti insistunt. Ils se réunissent pour Vêpres et Matines, qu'ils récitent les yeux baissés vers la terre, le caeur fixé au Ciel, montrant et par la gravité de leur maintien, et par le son de leurs voix, et par l'expression de leur visage, que tout en eux, tant l'homme intérieur que l'homme extérieur, est absorbé en Dieu. Jamais ils n'usent de vin en dehors des repas, quoiqu'ils puissent alors boire de l'eau pour apaiser leur soif. Ils sont d'un grand désintéressement, ne voulant rien posséder, pas même l'espace que peut occuper le pied d'un homme, en dehors des limites qu'ils se sont prescrites, nec saltem quantum pes humanus occupat, quand même le monde entier leur serait offert. Ils nourrissent des boeufs, des chèvres, des brebis, afin de pourvoir à leur subsistance. Ils ont même déterminé le nombre des bestiaux qu'ils posséderaient, afin de ne pas s'enrichir (76). »

Les premiers Chartreux ne se montraient-ils pas les fidèles disciples de saint Bruno, dont un Titre funèbre nous dit : « Bruno a trépassé, lui à qui la forêt servait de maison et l'herbe de nourriture ? »

Ruit Bruno cui sylva Parvis, cibus herba fuêre (77).

L'herbe est son aliment, la forêt sa demeure.

Écoutons maintenant l'abbé de Nogent : « Leur Église est bâtie près du sommet de la montagne. Ils ont un cloître assez commode, mais ils ne demeurent pas ensemble comme les autres moines. Chacun a, autour du cloître, sa cellule où il travaille, prend son repos et sa réfection. Ils reçoivent le dimanche du dépensier, pour nourriture, du pain et des légumes qui sont leurs seuls mets et qu'ils cuisent chez eux. Ils ont dans leurs cellules de l'eau qui y vient par différents conduits. Ils peuvent, les jours de dimanche et de fête, manger du fromage et du poisson, mais ils ne font usage de poisson qu'autant qu'on leur en donne , car ils n'en achètent pas. Ils n'ont ni or, ni argent dans leurs ornements d'Église, il n'y a que le calice qui soit d'argent. Ils ne viennent pas à l'Église à toutes les heures ordinaires de l'office, comme nous autres (Bénédictins). Ils ne parlent presque jamais; s'ils usent de vin, il est tellement trempé, qu'il n'a aucune force, à peine est-il meilleur que de l'eau. Ils portent le cilice sur la chair, et les autres vêtements se réduisent à peu de chose. Ils ont un Prieur, et l'évêque de Grenoble, qui a est très-pieux – saint Hugues, qui vivait encore – leur sert d'abbé et d'économe. Ils cultivent peu de terre a, pour le blé, mais ils ont beaucoup de troupeaux de diverses sortes d'animaux, dont la vente sert pour leur subsistance. Il y a, au bas de la montagne, une demeure de vingt laïques qui font valoir avec fidélité les biens dont on leur donne l'administration. Ces ermites sont si fervents et si unis à Dieu qu'ils ne s'éloignent jamais de leur Institut. Quoiqu'ils soient pauvres, ils ont ce pendant une très-riche bibliothèque, de telle sorte qu'ils semblent travailler avec d'autant plus d'ardeur à acquérir la nourriture qui ne périt point, qu'ils ont moins de celle qui est périssable. Le comte de Nevers étant allé les visiter par dévotion, eut pitié de leur pauvreté, et leur envoya à son retour de l'argenterie d'un grand prix, mais ils la lui renvoyèrent et le comte, édifié de ce refus, leur fit donner des cuirs et des parchemins qu'il savait leur être nécessaires pour transcrire et relier des livres (78). »

On voit par là que les Chartreux combattaient, par leur genre de vie, la triple concupiscence, le triple mal de la nature humaine. Ils combattaient l'orgueil et ses filles, en portant des vêtements grossiers, hérissés de poils qui les rendaient dignes de mépris et provoquaient plutôt, dans ceux qui les voyaient, l'horreur que l'honneur (79). Ils combattaient la cupidité par la résolution inébranlable qu'ils avaient prise, par la loi qu'ils s'étaient imposée de ne pas étendre leur domaine, de ne pas augmenter leurs troupeaux, et pour cela de ne pas augmenter le personnel de la maison, qui avait été fixé pri mitivement à treize Pères, le Prieur y compris, à seize., convers et à quelques ouvriers salariés. Ils combattaient la concupiscence de la chair par le cilice, les jeûnes, une nourriture grossière, une boisson sans force, de longues veilles et le travail des mains. Voilà comment ils avaient fait de ces montagnes où, avant eux, l'on n'entendait que le cri des bêtes féroces, un temple où retentissaient les chants sacrés et comme un écho du concert des anges. N'est-ce pas ici le lieu de nous écrier avec un historien de saint Bruno : « 0 heureuse ! deux fois heureuse Chartreuse ! toi si longtemps stérile, et mainte nant féconde. Heureuses montagnes qui ont mérité d'être habitées par de tels hommes, cultivées par de telles mains ! Heureux enfin, cet Institut divinement établi, qui, par l'antiquité, l'emporte sur tous les autres, excepté, toutefois, l'Institut de saint Augustin et de saint Benoit et, par l'austérité de la vie, sur tous sans exception (80) ! »

Je ne sais plus qui a dit que la Chartreuse apparaissait comme un nid d'aigle au milieu des rochers. Cela n'est il point vrai spirituellement aussi bien que physique ment? Les Chartreux qui l'habitent ne sont-ils pas réelle ment des aigles qui, dédaignant la plaine marécageuse ou piétinent tant d'àmes vulgaires, où grouillent tant de passions mesquines, prennent comme l'aigle leur essor vers le Soleil éternel, pour le considérer de plus près en attendant qu'ils le contemplent dans tout son éclat, au jour de la vision face à face ?

XXIV.

Une nouvelle épreuve était réservée à Bruno. Eudes ou Odon, né à Chatillon-sur-Marne, ancien élève de notre Saint, chanoine de Reims et évêque d'Ostie, avait été élevé sur le Saint-Siège le 12 mars 1088 sous le nom d'Urbain II, et cela, selon les intentions manifestées auparavant par le pape Grégoire VII. Les temps étaient alors très-difficiles pour l'Église ; les évêques se trouvaient dispersés de toutes parts, le schisme avait éclaté, car c'était l'époque où Guibert, archevêque excommunié et déposé de Ravenne, avait été intronisé par l'empereur Henri IV, dont il se faisait l'instrument, sur le siège de saint Pierre où il jouait le rôle d'anti-pape sous le nom de Clément III. Comme Guibert était reconnu par presque tous les évêques d'Allemagne, qui, dans leur basse servilité, voulaient avoir un pape à eux, le parti catholique était dans la consternation et ne savait plus comment s'y prendre pour sauver l'Église en péril. Mais heureusement, Urbain comptait parmi les illustres pontifes nés de la cendre de Hildenavbar-brand, et devait se montrer à la hauteur des circonstances, avoir un courage plus grand que les difficultés. Il chercha d'abord à s'entourer d'hommes capables qui pussent lui prêter assistance. Par suite, il jeta les yeux sur Bruno dont il connaissait la rare pru dence, la sagacité, l'esprit de conseil, les intentions pures et droites et lui ordonna, au nom de l'obéissance qu'il devait au Souverain-Pontife, de quitter la solitude et de venir près de sa personne, afin que, dans les tristes conjonctures où il se trouvait, il pût se décharger sur lui en partie du poids des affaires de l'Église et du monde (81). Le sacrifice était pénible pour le serviteur de Dieu. Il lui fallait s'arracher à sa chère solitude, quitter ses frères qu'il aimait tendrement, et s'exposer au danger de voir se dissiper le petit troupeau qu'il avait formé avec tant de peine. Il n'y avait pas encore, en effet, six ans qu'il avait mis la main à l'oeuvre et, par là même, son Institut avait grand besoin d'être consolidé par sa direction, d'autant plus que le nombre de ses disciples s'était considérable ment accru de novices qui n'étaient pas encore formés à la vie religieuse. Mais les Saints ne savent qu'obéir et le respect de Bruno pour le successeur de Pierre ne lui permet même pas de délibérer. Il assemble donc la communauté et lui fait part des ordres qu'il vient de recevoir. A cette nouvelle, la consternation est générale, les larmes coulent à flots, les sanglots se font entendre, les religieux disent à leur bien - aimé Patriarche, tant sa grande bonté les lui avait attachés : « Pourquoi, Père, nous abandonnez-vous ? A qui allez-vous nous laisser dans notre désolation ? Vous êtes, après Dieu, toute notre espérance et tout notre refuge. Vous êtes notre appui dans l'adversité, notre consolation dans la pros périté, notre conseil dans la tentation, notre secours dans notre faiblesse. Que ferons-nous donc après votre départ ? A qui recourrons-nous pendant votre absence ? Nous serons comme des brebis errantes qui n'ont point de pasteur (82). Allant plus loin, les disciples du Saint ajoutèrent qu'ils ne croyaient point pouvoir, sans lui, rester dans la solitude et le désert, et finirent par lui dire : « Si vous restez nous resterons, si vous partez nous partirons (83). A ces paroles Bruno fut ému et troublé, car il lui était très-pénible à lui-même de quitter sa chère et douce retraite, d'être impliqué de nouveau dans les soucis et la sollicitude des affaires. Mais se surmontant avec courage, il s'efforça de calmer et de consoler ses religieux. Parlant le langage qu'ont toujours parlé les Saints, il leur dit : « Mes frères bien-aimés, il me serait très-doux de rester avec vous, il m'est très-pénible de vous quitter, mais c'est un devoir pour moi d'obéir aux ordres apostoliques. A quoi me servirait d'affliger ici avec vous ma chair par des jeûnes et des abstinences, si, par ma désobéissance, je venais à perdre mon âme (84)? Malgré ces graves paroles du Maître, les disciples restèrent inconsolés et ne purent se déterminer à demeurer. Que fit alors Bruno ? Craignant qu'après son départ la Chartreuse, qui était devenue la propriété de Dieu, ne vînt à passer dans des mains séculières et profanes, pensant aussi que plus tard il pourrait venir l'habiter de nouveau avec ses disciples, Bruno en fit la cession à un des principaux donateurs, Séguin, abbé de la Chaise-Dieu, de qui il espérait la recouvrer sans difficulté s'il y avait lieu. Ayant ainsi mis ordre à ses affaires qui étaient celles des siens et celles de l'Église, il eut hâte d'aller là où l'obéissance l'appelait. Il se mit en route avec quelques-uns de ses disciples, les autres s'étant dispersés et n'ayant pas voulu vivre sous la conduite de Landuin de Toscane, l'un des sept, et que Bruno leur avait assigné pour Prieur. A peine arrivé à Rome, notre Saint est accueilli avec les plus grandes marques d'affection et d'estime par Urbain II, qui le loge dans son palais, en fait son conseil ler intime, et suit ses avis dans les affaires les plus épineuses et les plus délicates qu'il ne conclut pas sans lui.

XXV.

Bruno, qui avait vu avec la plus profonde tristesse ses frères abandonner la Chartreuse, ne resta point pour cela inactif et désespéré à leur endroit. Il les engagea à se réunir et bientôt, dociles à ses conseils, ils vinrent le voir Rome. Ne s'y trouvant pas dans un milieu convenable pour la profession qu'ils avaient embrassée, à cause de la vie agitée et bruyante du palais, n'y goûtant plus la manne céleste du Désert, ils allèrent trouver leur Père et lui dirent qu'ils éprouvaient une douleur cuisante d'avoir quitté leur solitude. « Ils regrettaient, disaient-ils, non pas comme les Israélites, les viandes succulentes et les fruits savoureux de l'Egypte, mais leurs pieuses méditations, leurs prières, leurs lectures, les consolations qu'ils avaient éprouvées aux montagnes de Chartreuse, souvenir qui, joint au contraste de leur vie présente, les faisait fondre en larmes (85). Bruno, voyant leurs bonnes dispositions, supplia le Souverain-Pontife d'user de son pouvoir auprès de l'abbé de la Chaise-Dieu, afin qu'il leur remît le territoire de Chartreuse dont lui, Bruno, lui avait fait cession. Le pape se hâta de donner des ordres, disant à Séguin qu'il était de la dignité de l'Église Romaine de venir au secours de ceux qui, par obéissance pour elle, s'épuisent de travaux, que par suite, il ne pouvait souffrir que l'Ermitage de Bruno éprouvât quelque dommage et, qu'en conséquence, Séguin eût à rendre la Chartreuse à ses anciens possesseurs, ainsi que l'acte par lequel il lui en avait été fait cession. Séguin s'empressa d'obéir, remit à Landuin et à ses successeurs la Chartreuse où la colonie errante fut heureuse de se retrouver loin du mouvement des cités et du bruit importun du monde, et où elle persé véra, malgré les horreurs du Désert, malgré l'austérité de la vie que menaient ses nouveaux habitants.

XXVI.

Quant à Bruno, qui aurait désiré ramener lui même ses disciples dans leur solitude, il resta quelque temps à Rome, se donnant tout entier aux affaires, faisant preuve d'une prudence et d'une sagesse surhumaines, et soulageant le Souverain-Pontife par son zèle et son infatigable activité (86). Mais il ne se trouvait pas là dans son élément. Sans cesse il gémissait de se voir dans un milieu si agité ; sans cesse il soupirait après sa grotte silencieuse; la pensée du bonheur qu'il y avait goûté le poursuivant nuit et jour. En vain le pape lui exprimait-il la joie qu'il éprouvait à le sentir à côté de lui ; en vain les grands de la terre qui venaient rendre hommage au Souverain-Pontife, lui témoignaient-ils une considération profonde ; en vain le demande-t-on pour archevêque de Reggio ; en vain est-il nommé à cette dignité éminente, par le clergé et par les fidèles, rien ne peut le détourner du désir qu'il a de reprendre la vie érémitique. Il fait tomber les suffrages pour l'archevêché qui lui est offert sur un de ses anciens élèves de Reims, nommé Rangier, qui fut depuis cardinal, et à force d'instances il obtient du Souverain Pontife de se retirer dans la solitude. Il avait le plus vif désir de retourner à la Chartreuse, comme il s'en est expliqué lui-même dans une lettre que nous verrons plus loin : Mihi desiderium est veniendi ad vos, mais il ne lui fut point permis de s'y rendre. Le Souverain-Pontife, en effet, ne l'avait autorisé à quitter Rome qu'à la condition qu'il ne s'en éloignerait pas, afin de l'avoir toujours sous la main et de pouvoir le consulter quand il croirait ses conseils nécessaires. Sous un certain rapport, Bruno parut assez s'arranger de cette condition ; d'un côté, il restait en Italie l'âme des affaires de l'Église, selon le voeu du Souverain-Pontife, et de l'autre, ce qui aurait contrarié son goût pour la solitude, son désir d'appartenir davantage à Dieu et à lui-même, il échappait à la nécessité d'accompagner le pape et toute sa suite, soit dans le voyage qui devait préparer le Concile de Clermont, soit au Concile même (87). Il se retira en Calabre à l'occasion que voici.

XXVII.

Des chevaliers partis de la Normandie s'étaient dirigés du côté de la Péninsule et, promenant, avec leurs armes, leur fortune, leurs aventures et leurs conquêtes, s'étaient emparés de la Basse-Italie, encore occupée par les Grecs schismatiques et les Sarrasins, sous lesquels gémissaient les chrétiens. Parmi ces chevaliers se trouvaient les fils du fameux Tancrède de Hauteville, et parmi ces fils Robert Guiscard et son frère Roger, qui s'étaient emparés de la Pouille, de la Calabre, de la Sicile, par une série de conquêtes. Ces princes Normands avaient été tantôt mal, tantôt bien avec les papes. C'est ainsi que Grégoire VII avait excommunié Robert Guiscard, qui s'était emparé de diverses provinces que l'Église regardait comme ses domaines. Mais plus tard, se trouvant engagé dans une lutte violente contre Henri IV, cet immortel Pontife avait senti le besoin de se faire un appui dans l'Italie méridionale, et dans ce but s'était réconcilié avec les princes Normands, qui avaient définitivement pris le parti des papes (88). La Monarchie des Deux-Siciles était même devenue un fief du Saint-Siège. Urbain II, fidèle à la politique de Grégoire VII, étant allé en Calabre pour négocier des affaires de l'Église avec le comte Roger, pour s'assurer de son concours, pour le féliciter des services qu'il avait rendus, soit en chassant les infidèles de la Sicile, soit en arrachant les sièges épiscopaux de ce pays au patriarchat de Constantinople pour les soumettre au Saint-Siège, Urbain II s'était fait accompagner de son conseiller Bruno. Le Saint fit bientôt part au comte des sentiments qui le travaillaient, lui dit combien le monde lui pesait, combien il regrettait son Désert, d'où la haute volonté du pape l'avait tiré et le tenait éloigné. Roger, cherchant à être agréable à Bruno, lui avait offert une retraite dans ses Etats, il l'avait pressé d'accepter dans la Calabre un territoire appelé De la Tour et faisant partie du diocèse de Squillace, pour le moment où le pape le rendrait à la liberté. Devenu libre, Bruno se rendit dans cette nouvelle solitude, à la grande satisfaction d'Urbain II qui, d'un côté, comprenait qu'il ne pouvait, sans résister à Dieu, garder Bruno plus longtemps, et de l'autre, aimait mieux le voir se fixer dans un ermitage plus rapproché de Rome, que de le voir retourner dans les montagnes lointaines du Dauphiné, où il s'était fixé d'abord. On peut juger par l'acte de donation, combien le Seigneur normand avait en haute estime et en profonde vénération celui à qui il avait accordé un nouveau Désert.

Le voici dans une partie de sa teneur :

« Nous voulons vous faire savoir (aux fidèles de ses Etats), que par la miséricorde de Dieu, des hommes pénétrés et embrasés de zèle pour la Religion, savoir Bruno et Lanvin (qu'il ne faut pas confondre avec Landuin, qui était Prieur de la Chartreuse), sont venus avec leurs compagnons de la France en notre terre de Calabre et ayant méprisé toutes les vanités du monde, sont déterminés à ne vivre que pour Dieu. Connaissant leurs pieux désirs et voulant être aidé de leurs prières, j'ai obtenu avec beaucoup de peine de leur affection, qu'ils choisissent dans mes terres un lieu favorable pour servir Dieu selon leur convenance. Ils y ont choisi une solitude au diocèse de Squillace. Je leur donne ce lieu et à leurs successeurs pour y servir Dieu. Je leur donne aussi une forêt et tout le territoire qui l'environne à la distance d'une lieue, leur faisant ce don en l'honneur de la sainte Trinité, de la sainte Vierge et des Saints, et je défends à tous mes sujets de troubler ou d'inquiéter ces serviteurs de Dieu (89). »

XXVIII.

Selon la légende qui embellit et dramatise l'histoire, voici quelle aurait été l'occasion de la fondation du monastère de la Tour. Bruno serait allé s'installer dans ce désert sans autre préambule, sans aucune formalité. Il serait ensuite arrivé, par une Providence toute particulière, que le comte Roger, se livrant à une grande chasse dans les forêts environnantes, les chiens, à la piste du gibier, auraient été lancés jusque près des grottes ou cavernes habitées par Bruno et les siens. Ces chiens, s'arrêtant tout-à-coup, indiquent par leurs aboiements qu'ils ont rencontré une proie tout extraordinaire. Aussitôt, le comte arrive en toute hâte avec sa suite, entre dans les grottes et quelle n'est point sa surprise d'y voir des solitaires louant et priant Dieu les genoux à terre, les mains jointes et les yeux élevés vers le ciel. Dès qu'il les aperçoit, il les salue respectueusement et humblement, s'informe du motif qui les a amenés en ces lieux, du but qu'ils se sont proposé, de leur genre de vie. Les solitaires ayant satisfait à sa légitime curiosité, il éprouve les sentiments de la joie la plus vive et loue Dieu de l'avoir jugé digne de trouver un tel butin. Il pensait, en effet, que ces nou veaux venus seraient, pour ses Etats, par leurs prières et leurs mérites, une source de bénédictions. C'est pourquoi, afin de les retenir, il leur assigna deux Églises, les visita souvent, les pourvut de ce qui leur était néces saire , se mit à leur école, faisant ses délices de la compagnie de Bruno dont il écoutait les conseils et aux prières duquel il se recommandait souvent (90). Telle est la légende, mais nous l'avons dit, la légende n'est pas l'histoire, l'imagination n'est pas la vérité, la poésie n'est pas la réalité, la fiction n'est pas le fait.

XXIX.

Bruno, malgré son désir de vivre pour Dieu seul, ne put, dans son nouvel établissement de la Tour, jouir d'une solitude aussi profonde qu'à la Chartreuse. Toujours sous la main du Souverain-Pontife, comme nous l'avons dit, il mena quelque temps une vie mi-séculière, mi-érémitique. Urbain II, en effet, le fit venir à plusieurs Conciles : au Concile de Bénévent, au Concile de Troyes, dans la Pouille et, croit-on, au Concile de Plaisance, où il aurait composé, en l'honneur de la Sainte Vierge, la sublime Préface que nous chantons encore aujourd'hui. Il est certain toutefois, que Bruno ne suivit point le Pape au Concile de Clermont. Complétement retiré du monde à partir de cette époque, il ne s'occupa plus qu'à poursuivre sans relàche la pensée qui avait été la pensée dominante de sa vie, depuis qu'il avait refusé l'arche vêché de Reims, je veux dire de servir Dieu dans la solitude par la prière et la pénitence. Considérons-le donc maintenant, après l'avoir étudié dans la vie publique, menant une vie cachée dans sa retraite de Calabre.

XXX.

Il s'y occupa d'abord à gouverner ses disciples et à les former aux vertus de leur saint état. Quel se montra-t-il dans le gouvernement de sa nouvelle maison? Tel qu'on pouvait l'attendre d'un Saint qui, dans un si grand nombre d'occasions que nous avons vues, avait toujours été animé de l'esprit de Jésus-Christ. Simplicité et bonté, telles furent les deux grandes vertus qu'il pratiqua, tels furent les deux caractères par lesquels il se révéla. Ecoutons plutôt ce que les Titres funèbres nous disent de lui, en tant qu'il accomplissait la mission si difficile de gouverner les âmes. Ars artium regimen animarum.

Les étudiants de l'Église de Chartres ajoutèrent au Titre de leur Église, un éloge en vers latins dans lequel il est dit entr'autres : « Bruno était la fleur des Pères, le soulagement et la gloire de ses frères. Il ne faisait cas que de la vérité, de la loi et de la justice ; il était le bâton de ceux qui tombaient, le doux allégement du malheureux. Il n'a pas vécu pour lui, mais pour le public qu'il a gouverné avec sagesse (91). »

Le Titre de Saint-Etienne d'Auxerre, nous le montre « large pour ceux qui vivaient sous sa conduite, et sévère pour lui-même, accomplissant tout ce qu'il prescrivait aux autres, désirant, non pas qu'on le considérât comme un maître, mais qu'on l'aimât (92). »

A la suite de la Lettre encyclique par laquelle les religieux du monastère de la Tour firent part de la mort de Bruno, on lit ces paroles qui, probablement, furent écrites par ces religieux eux-mêmes et qui nous apprennent ce qu'était Bruno dans le gouvernement de sa nouvelle communauté : « Bruno fut digne de louange sous tous rapports , mais en ceci principalement, qu'il fut un homme d'une vie constamment égale. Il avait un air toujours joyeux, une conversation qui respirait la modestie. A l'autorité d'un père il joignait la tendresse d'une mère. Ce qui frappait en lui, ce n'était point sa supériorité, mais sa douceur semblable à celle de l'agneau. Nul doute que dans le cours de sa vie entière, A il n'ait été le vrai Israélite célébré par l'Évangile (93). »

XXXI.

De son monastère de Calabre, Bruno écrivit aussi à Raoul le Verd pour lui rappeler le voeu qu'il avait fait et l'engager à venir le rejoindre. Nous allons citer cette lettre tout entière malgré son étendue, soit parce qu'elle nous offre la description topographique des lieux qu'habitaient les religieux de la Tour, soit parce qu'elle nous fait connaître le genre de vie qu'ils menaient, soit enfin parce qu'elle nous donnera une idée de l'éloquence vive et pressante de Bruno, des sentiments dont sa grande âme était pleine.

« A son Vénérable Seigneur Raoul, Prévôt de Reims, pour observer les lois d'une sincère charité, salut de la part de Bruno.

La fidélité d'une vieille amitié est d'autant plus admirable et plus digne de louange en vous, qu'elle se trouve plus rarement parmi les hommes. Bien que nous soyons séparés extérieurement depuis de longues années, par une grande distance, rien cependant n'a pu effacer de votre âme vos sentiments de bienveillance pour votre ami. J'en ai pour garant non seulement vos lettres si douces et si amicales, mais encore les nombreux services que vous avez rendus, et à ma personne et aussi, en ma considération, à notre frère Bernard. J'en ai aussi pour garant d'autres nombreux bienfaits. Nous vous adressons à ce sujet nos actions de grâces qui, pour ne pas être à la hauteur de ce que vous avez fait pour nous, n'en sont pas moins sincères. Nous vous avons écrit, il y a quelque temps, par un étranger qui s'est montré assez fidèle dans d'autres messages, mais jusqu'alors nous ne l'avons pas revu. Cette fois, nous avons cru devoir vous envoyer un des nôtres qui, de vive voix et plus au long, vous fasse connaître ce qui nous concerne, la plume et l'encre ne le pouvant qu'in complètement. »

XXXII.

Après cet exorde adroit et insinuant et si propre a capter la bienveillance, ad captandam benevolentiam, Bruno passe à la description du monastère de la Tour et du paysage où il est situé. Nulle description plus propre à impressionner favorablement, à déterminer Raoul de puis si longtemps irrésolu : « Nous vous faisons donc savoir ce qui sans doute vous sera agréable, que la santé de notre corps est bonne – plût à Dieu qu'il en fût de même de la santé de l'âme ; – pour ce qui regarde le temporel, tout va à peu près au gré de nos voeux. Je supplie la divine miséricorde d'étendre sur moi sa main pour qu'elle guérisse toutes mes infirmités spirituelles et qu'elle satisfasse le désir que j'ai de bien faire. J'habite sur les frontières de la Calabre un désert assez éloigné de chaque côté de toute habitation humaine. Je suis là avec mes frères les religieux, dont quelques-uns sont remarquables par leur savoir et qui tous, dans leurs saintes veilles, attendent l'arrivée du divin Maître, afin qu'ils puissent lui ouvrir lorsqu'il frappera à la porte. Comment pourrais-je vous dépeindre ma solitude avec ses riants aspects, son air pur et doux; avec la plaine spacieuse et agréable qui l'en toure, s'étendant au milieu d'une vaste enceinte de montagnes, et dans laquelle se trouvent de verdoyants pâturages, des prairies émaillées de fleurs? Comment pourrais-je dépeindre la perspective enchantée des collines amoncelées comme par magie les unes sur les a autres ? Comment décrire les profondes vallées toutes couvertes de frais ombrages et où se réunissent les eaux de mille fontaines pour se partager de nouveau en mille filets différents? Comment dépeindre les jardins qui jamais ne sont brûlés par les ardeurs du soleil ? les arbres diversifiés à l'infini et chargés de fruits richement colorés? Mais pourquoi m'arrêter plus long temps sur ce tableau? N'y a-t-il point parmi nous, pour le sage, des plaisirs plus agréables et plus solides parce qu'ils sont tout divins? Reconnaissons, toutefois, que ces admirables spectacles de la nature reposent et aident à respirer l'esprit qui, dans sa faiblesse, se trouve quelquefois fatigué par l'observance continue d'une étroite discipline et par de fréquents exercices spirituels. Un arc toujours tendu finit par se relâcher et devient moins propre à remplir son office. »

Qui n'admirerait, dans ces paroles, la sensibilité exquise de Bruno pour les charmes, pour la poésie de la nature dans laquelle de tout temps les Saints ont vu comme une traduction de la Divinité, comme un reflet de ses splendeurs infinies, chaque créature particulière étant pour eux comme une lettre de son nom ineffable, et la création toute entière comme un livre, comme un poème, comme une harmonie, dont chaque note est vivante et parlante ? Ne peint-il point la création comme David la dépeint dans ses Odes sacrées? comme l'homme des champs la voit et la sent, avec joie et bonheur? N'est-ce pas ici le lieu de dire avec l'Histoire littéraire de la France, rapportant la description riante que fait Bruno de sa solitude : « On voit par là que notre Saint a n'avait ni l'esprit farouche, ni l'humeur sévère pour habiter le désert, et qu'il ne prétendait pas bannir de la solitude tout agrément humain pourvu qu'il fût innocent (94) ? »

XXXIII.

Bruno, toujours pour déterminer Raoul à accomplir le voeu qu'il avait fait d'embrasser la vie monasti que, lui fait ensuite la description de sa retraite au point de vue du bonheur que l'on y goûte et des avantages spirituels qu'elle procure : « Quant aux biens et aux douceurs que donnent la solitude et le silence du désert à ceux qui en ont fait leur héritage, ceux-là seuls les connaissent qui en ont fait l'expérience. C'est là que des hommes généreux peuvent à loisir se replier dans leur intérieur, habiter avec eux-mêmes, cultiver sans relâche le germe de toutes les vertus et déjà goûter au sein du bonheur les fruits du Paradis. C'est là que l'on peut avoir ce regard serein dont est blessé l'époux et dont on peut voir Dieu. Là on travaille dans des loisirs occupés, là on se repose dans une activité qui n'a ni agitation ni trouble. Là Dieu reconnaît les combats que soutiennent pour lui ses athlètes en leur donnant la récompense qu'ils ambitionnent, je veux dire la paix que le monde ne connaît pas et la joie du Saint-Esprit. Là on trouve cette belle Rachel plus aimée de Jacob que Lia, bien que Lia soit plus féconde, je veux dire la vie contemplative qui compte moins de partisans et de sectateurs que la vie active, mais dont les fils Joseph et Benjamin sont préférés par Jacob à tous leurs autres frères. Là est cette meilleure part que Marie a choisie et qui ne lui sera pas enlevée. Là est la belle Sunamite préférée à toutes les filles d'Israël. Plût au Ciel, frère chéri, que cette vie contemplative pût vous réchauffer de ses chastes ardeurs ! Si une fois votre âme en était éprise, bientôt la gloire du monde, cette captivante et douce séductrice, vous paraîtrait méprisable; vous vous déchargeriez doucement du fardeau des richesses qui pèse inévitablement sur le caeur, vous auriez à dégoût les jouissances qui sont nuisibles à la fois à l'âme et au corps. »

XXXIV.

Après avoir cherché à déterminer Raoul par la peinture, tant au point de vue matériel qu'au point de vue spirituel, du monastère de la Tour, Bruno, allant toujours à son but sans l'oublier un seul instant, va devenir plus vif et plus pressant que jamais en rappelant au Prévôt le voeu qu'il a fait et dont nous avons parlé plus haut : « Que pensez-vous faire, mon frère bien-aimé, sinon vous rendre aux conseils divins, vous rendre à la vérité qui ne peut pas tromper ? N'est-ce point un labeur par trop ingrat et par trop stérile que d'être sans cesse travaillé par la concupiscence, les soucis, les anxiétés, la crainte et la douleur ? Quel fardeau plus lourd que de se voir sans cesse obligé, au mépris de ce que l'on doit à Dieu et à soi-même, de faire descendre son esprit des hauteurs pour lesquelles il a été créé et de l'abaisser du côté de ce monde si infime ! Croyez-moi, laissez là tous les soins et toutes les misères du temps présent, fuyez la tempête du siècle et venez chercher dans le port un abri où vous trouverez le repos et la sécurité. Vous savez ce que dit la sagesse incréée : « Si quelqu'un ne renonce pas à tout ce qu'il possède, il ne peut être mon disciple. N'est - il pas beau, utile, doux de se mettre, sous la discipline du Saint-Esprit, à l'école de la sagesse pour y acquérir la divine philosophie, qui seule peut donner la béatitude ? Réfléchissez sérieusement à ces considérations. Si les invitations de l'amour ne suffisent pas, si la grandeur de la récompense, impuissante à vous stimuler, vous laisse froid et insensible, que du moins la nécessité et la crainte du châtiment vous déterminent. Vous savez, en effet, que vous êtes lié par une promesse, vous savez combien il est puissant et terrible, Celui auquel vous vous êtes voué librement, auquel il n'est ni permis ni avantageux de mentir. Ce n'est pas sans éprouver bientôt les effets de sa vengeance qu'on se rit de lui. Il vous souvient de notre voeu d'autrefois, (viennent les paroles que nous avons citées plus haut). Que vous reste-t-il donc à faire, qu'à vous acquitter envers les engagements que vous avez contractés, afin de ne pas encourir pour le crime d'un si long mensonge, la colère du Tout Puissant et des tourments affreux ? Quel homme laisserait impuni un inférieur qui ne voudrait point remplir ses promesses, surtout si cet inférieur comprenait le prix de l'obéissance promise ? Croyez donc, « non pas à moi, mais au prophète, mais à l'Esprit Saint qui dit : « Faites des voeux à votre Dieu et soyez-y fidèles, vous tous qui apportez des présents dans son enceinte. Pourquoi le Saint-Esprit vous dit-il ces paroles, sinon pour vous presser d'accomplir le voeu que vous avez formé ? Pourquoi vous pèse-t-il de prendre un parti qui, loin de vous faire perdre vos biens ou seulement de les diminuer, est lucre et gain pour vous, bien plus encore que pour celui envers lequel vous vous acquitterez? C'est pourquoi ne vous laissez point retenir par des richesses fallacieuses, qui ne pourraient vous sauver de l'indigence éternelle. Ne vous laissez pas arrêter par votre dignité de Prévôt, qui entraîne pour votre âme une périlleuse responsabilité. 11 serait aussi odieux qu'injuste de détourner à votre profit des biens dont vous êtes l'administrateur et non le propriétaire. Que si désireux de l'éclat et de la gloire, vous voulez conserver un nombreux domestique, faut-il, si les biens patrimoniaux que vous possédez ne suffisent pas, faut-il, sous quelque prétexte que ce soit, enlever aux uns pour donner aux autres ? Croyez-moi, ne vous dispensez pas de l'accomplisse ment de votre voeu par le beau motif que le seigneur archevêque a besoin de vous, qu'il a confiance en vos conseils sur lesquels il s'appuie; il n'est pas toujours facile de n'en donner que d'utiles et de prudents. Plaise à Dieu que vous ne méprisiez pas les avertisse ments d'un ami, que vous ne fermiez pas l'oreille aux paroles de l'Esprit-Saint ! Fasse le Ciel, mon cher ami, que vous mettiez un terme à ma longue attente, aux inquiétudes et à la crainte que me donne l'affaire de votre salut s'il arrivait, ce qu'à Dieu ne plaise, que vous vinssiez à quitter la vie avant de vous acquitter de la dette de votre voeu, je serais miné par une tristesse continuelle, sans qu'aucun rayon d'espérance puisse me consoler. C'est pourquoi je vous supplie, je vous conjure de venir, en faisant un pélerinage à Saint-Nicolas, jusqu'à nous, afin de voir et celui que vous aimez uniquement, et la situation de nos affaires, et notre communauté; afin aussi que nous puissions de vive voix traiter ensemble de ce qui concerne l'utilité commune et le bien public. J'ai la confiance que vous ne regretterez pas d'avoir entrepris un si long et si pénible voyage. Je sens que j'ai excédé les bornes or dinaires d'une lettre, mais ne pouvant jouir de votre présence, j'ai voulu, par l'écriture, converser plus long temps avec vous. Je souhaite ardemment que vous ayez longue vie et inaltérable santé, vous souvenant et de nos avis, et de votre voeu. Faites-nous parvenir, je vous prie, la vie de saint Remi, que l'on ne trouve nulle part dans nos contrées. Adieu. »

Telle est la lettre de Bruno à Raoul. Nous n'hésitons pas à dire qu'elle est, du commencement à la fin, un chef d'oeuvre d'éloquence, et digne d'être proposée comme modèle dans les cours de littérature aux étudiants qui font leurs humanités. Aussi ces paroles persuasives ne restèrent-elles pas sans effet. Si Raoul n'alla pas se réunir à Bruno dans son monastère de Calabre, il se fit religieux à l'abbaye de Saint-Remi de Reims, où il resta jusqu'à ce qu'il fut appelé, par les voeux unanimes du clergé et du peuple, à occuper le Siége de cette ville. Il fut sacré en 1108, sept ans après la mort de Bruno, et gouverna son Église pendant seize ans.

XXXV.

De son monastère de la Tour, Bruno entretint aussi une correspondance active et suivie avec ses frères de Chartreuse, qui continuaient à le regarder comme leur Père. Il leur écrivit souvent– crebro scripsit -leur donnant de salutaires avis, les instruisant sur les pratiques de la vie solitaire, répondant à leurs difficultés, les consolant, les fortifiant, les excitant à la persévérance. Ils s'étaient vus, en effet, sur le point de succomber à une tentation que leur avait suscitée le démon, employant pour émissaires certaines personnes mi-chrétiennes et mi-mondaines, qui ne voyaient leur profession si austère qu'avec l'oeil de l'envie. On leur avait donné à entendre qu'ils n'étaient pas dans la voie de Dieu, qu'il y avait témérité à sortir des règles communes de la vie monastique, de se livrer à des mortifications indiscrètes qui ruinaient leur santé, abrégeaient leurs jours. Ces discours les avaient jetés dans le trouble et la perplexité, laissés dans les plus cruelles incertitudes. Mais les censures des hommes ne purent triompher de leur constance. Dieu les éclaira au milieu de leurs ténèbres momentanées. Surius, dans la vie de saint Bruno, rapporte qu'ils eurent une vision qui les fortifia. Un homme d'un aspect vénérable, aux cheveux blancs, leur apparut et leur dit : « Vous êtes incertains si vous devez rester en ces lieux ou les abandonner. Mais je vous dis, au nom du Très-Haut, que Marie vous conservera dans ce désert, si chaque jour vous récitez son office. Puis il disparut. Ils crurent que cet homme était l'apôtre saint Pierre, et se conformant à ses paro les, ils prirent Marie pour patronne de leur Ordre, comme ils avaient pris saint Jean-Baptiste pour son patron, et ils furent tellement raffermis, qu'à partir de ce moment, ni la vie, ni la mort ne purent les séparer de la charité de Jésus-Christ (95).

XXXVI.

Mais il ne suffisait pas aux Chartreux du Dauphiné de recevoir des lettres de Bruno qu'ils attendaient toujours-; ils désiraient s'entretenir avec lui de vive voix. Voyant qu'il ne revenait pas, ils lui députèrent leur Prieur Landuin, afin qu'il eût avec lui un de ces entretiens dans lesquels rien n'est omis, ni au point de vue de la demande, ni au point de vue de la réponse et où il est plus facile de s'expliquer. Bruno, en revoyant celui qui l'avait remplacé dans le gouvernement de la Maison-Mère, crut un moment retrouver son ancienne solitude elle-même. Ils posèrent ensemble les bases de la Constitution que devait avoir le nouvel Ordre, mettant en commun l'expérience de plusieurs années pour perfectionner des essais toujours imparfaits. Landuin recueillit avec soin, dans des notes détaillées, les conseils et les avis du saint patriarche; notes que Guigues reproduisit pour le fond, lorsque quelques années plus tard il rédigea par écrit, d'une manière définitive, sur la demande des maisons existantes, les Coutumes de l'Ordre Cartusien. Cest ainsi que les constitutions des Chartreux, dans ce qu'elles ont de substantiel, remontent par écrit jusqu'à saint Bruno qui en traça les grandes lignes sous l'inspiration de Dieu, avec lequel il avait un commerce ei étroit et si continuel, des relations si intimes et si privilégiées. Les règlements qui furent rédigés de concert par saint Bruno et Landuin, sont connus parmi les Chartreux sous le nom de Testament de saint Bruno.(96).

Le moment de la séparation arriva. Nouvelles larmes, nouveaux déchirements. Bruno, qui avait de graves et de fréquentes infirmités, aurait voulu conserver Landuin auprès de lui. Landuin, à son tour, aurait fait ses délices de la compagnie de Bruno, mais comprenant que sa présence était nécessaire à ses frères de Chartreuse, et qu'il ne pouvait rester plus longtemps loin de ceux qu'il aimait et pour lesquels seuls il avait vécu jusqu'alors,. il supplia Bruno de le laisser partir. Le Saint hésita quelque temps, inquiet qu'il était sur Landuin, tant à cause de son grand âge et de ses infirmités, qu'à raison des fatigues et des dangers du voyage, mais en considération de ses frères du Dauphiné, il finit par ne plus insister, il se résigna avec courage au plus amer des sacrifices, et remit à Landuin, pour ses disciples, une lettre qui respire les sentiments de la plus tendre paternité. Il leur dit, en effet, que son esprit tressaille de joie et bénit Dieu à la pensée de ce que leur Prieur lui a fait connaître touchant leur rigueur in flexible pour la discipline et leur zèle pour la perfection ; il les félicite de ce qu'ils ont échappé aux dangers nombreux, aux naufrages incessants dont tant d'autres sont victimes sur la mer toujours si agitée du siècle. S'adres sant en particulier aux frères convers il ajoute : « Nous nous réjouissons de ce que, malgré votre ignorance des lettres, le doigt du Dieu Tout-Puissant a gravé dans vos à coeurs, non seulement l'amour, mais encore la connais sance de sa loi sainte. Vos oeuvres indiquent ce que vous aimez et ce que vous connaissez. Votre obéissance montre que vous savez cueillir le fruit si doux et si utile de la sainte Écriture (97). Il les engage ensuite à persévérer dans leur état et à fuir comme une peste le troupeau galeux des moines laïques connus sous le nom de Girovagues, qui n'observaient aucune discipline et ne savaient que promener partout leur oisiveté et leur désoeuvrement.

Le Saint avait grandement raison de leur donner cet avis, car de tout temps, les girovagues ont été une tache dans l'histoire du monasticisme et une plaie dans l'Église. L'histoire, en effet, nous montre ces faux moines sortant de leur couvent, errant sur toutes les routes qu'ils fati guaient du poids de leur personne, parcourant les villes, les bourgs, les villages, les hameaux, faisant d'inutiles pèlerinages, paresseux, hypocrites , charlatans, mendiants, égoïstes, n'écoutant que leurs caprices et leurs fantaisies, se mêlant des affaires des autres, sans stabilité, sans résidence, vendant des reliques de Saints, recueillant des aumônes au détriment des pauvres, justifiant leur vagabondage par toutes sortes de prétextes, courant de couvent en couvent, semblables aux papillons qui vont où le vent les pousse, décampant de l'un lorsqu'au bout de quelques jours on se fatiguait de leur donner l'hospitalité, pour aller bientôt en accabler un autre de leur incommode et importune présence, se faisant donner la tonsure et endossant l'habit monacal pour mieux cacher leur friponnerie, en imposer davantage et faire plus facilement des dupes (98).

Viennent ensuite dans la lettre de Bruno des recom mandations à tous les religieux de veiller sur la santé de Landuin leur père, de lui prodiguer tous les soins que réclament ses infirmités, de l'engager à modérer son zèle, de le forcer même, s'il le faut, avec respect toutefois, en lieu et place de lui Bruno, à s'interdire des austérités au dessus de ses forces. Il termine en disant : « Sachez, mes frères, que mon unique désir après Dieu est d'aller vers vous et de vous voir. J'irai dès que je le pourrai. Adieu (99). »

XXXVII.

Landuin partit avec cette lettre, mais en traversant l'Italie, alors déchirée par le schisme de l'anti-pape Guibert qui, ainsi que nous l'avons vu, s'était attaqué à l'unité hiérarchique de l'Église, il tomba entre les mains des partisans de l'intrus, qui recoururent tantôt aux menaces, tantôt aux promesses, pour l'amener à reconnaître l'anti-pape comme le chef légitime de l'Église et le successeur canonique de Pierre. Landuin restant inébranlable fut jeté dans un affreux cachot où il resta détenu jusqu'à l'extinction du schisme, c'est-à-dire jusqu'à l'année suivante. Quand on vint lui annoncer la mort de Guibert, qui devait le réjouir, puisqu'elle mettait fin à sa captivité, il fut saisi d'une tristesse profonde, et comme on lui en demandait la raison, il répondit gravement : « Je pleure sur son sort (100). Il mourut bientôt après dans un monastère d'Italie, par suite des rigueurs de sa prison, sans avoir pu arriver au terme de son voyage. Sa fin couronna dignement sa vie et illustra l'Ordre naissant des Chartreux, puisqu'il sut être emprisonné comme martyr ou témoin de la hiérarchie ecclésiastique, de la robe sans couture du Christ (101). La lettre dont il était le porteur et que nous avons vue, avait été remise à destination par un frère convers qui l'accompagnait au moment où il fut fait prisonnier et qui, plus heureux que lui, était parvenu à échapper aux créatures du faux pape impérial.

XXXVIII.

On présume aussi que c'est dans son monastère de Calabre que Bruno, profitant des loisirs que lui laissait sa solitude, écrivit ses Commentaires sur le Psautier et sur les Epîtres de saint Paul, ou du moins mit la dernière main, donna le dernier coup de lime à des notes, à des manuscrits qui pouvaient dater de l'époque où il enseignait à Reims. Ces Commentaires, qui ne sont pas assez connus et que l'on a voulu sans motif contester à Bruno, révèlent en lui un homme d'un grand savoir, très versé dans l'étude de l'Écriture et des Pères, non moins habile hébraïsant qu'habile helléniste, car il explique la vulgate à la lumière du texte original, ce qui sur prendra peut-être certains savants modernes, qui croient que la science date du jour où ils ont brillé sur l'horizon du monde, et qui ne savent parler du moyen-âge qu'en prodiguant les épithètes de ténèbres profondes, d'ignorance crasse et de barbarie. Aussi les contemporains de Bruno le surnommèrent-ils le Docte exégète du Psautier – Doctus Psalmîsta (102), – un maître hors ligne dans l'ex plication du Psautier et les autres sciences (103). Voici du reste, à l'endroit des incrédules qui contesteraient la science de Bruno, les jugements qu'ont portés sur ses ouvrages des écrivains dont on ne contestera pas, je pense, les affirmations.

Il est dit dans la Biographie universelle: « Saint Bruno était l'un des plus savants hommes de son temps. Ses Commentaires sur les Psaumes et sur les Epitres de saint Paul, ouvrage solide, clair, précis, d'un latin qui ne le cède à aucun des écrivains de la même époque, prouvent qu'il était versé dans la connaissance du grec et de l'hébreu et dans celle des saints Pères. Presque tous les premiers compagnons de sa retraite avaient fait de bonnes études. Il transmit le même goût à ses disciples, 11 recommanda qu'on établît des bibliothèques dans çhaque maison et qu'on les fournît de bons livres (104). »

Dans l'Histoire littéraire de la France, ouvrage composé par les Bénédictins qui, certes, ont laissé quelque réputation de savoir et de critique, il est dit touchant le Commentaire du Psautier : « Quglyphicon glyphicon-que se donnera la peine de lire ce Commentaire avec une médiocre attention, conviendra qu'il serait difficile de trouver un écrit de ce genre qui soit tout à la fois plus solide, plus lumineux, plus concis et plus clair. S'il eût été plus connu, on en aurait fait plus d'usage, et il n'aurait pas été aussi négligé qu'il l'a été jusqu'ici. On l'aurait regardé comme très-propre à donner une juste intelligence des Psaumes. On y reconnaît aisément un auteur instruit de toutes les sciences et rempli de l'esprit de Dieu.

En expliquant, les titres de chaque Psaume, ce qu'il (ait avec beaucoup de lumière, il montre visiblement qu'il savait la langue hébraïque. On reconnaît la même chose en divers endroits du corps de l'ouvrage, et l'on s'aperçoit qu'il avait recours au texte original pour mieux expliquer celui de notre vulgate.Il est admirable dans tout le cours de son Commentaire, mais il l'est principalement lorsqu'il développe les mystères de Jésus-Christ, et qu'il explique un endroit des Psaumes par un autre texte de l'Écriture sainte. Son style est concis, simple, nerveux, clair, net, et son latin est aussi bon que peut l'être celui de tout autre écrivain de son temps. Il serait cependant à souhaiter que ce commementaire fût entre les mains de tous les fidèles, et particulièrement des personnes consacrées à la prière publique (105). »

Les autres écrits que l'on trouve dans le recueil des oeuvres de saint Bruno appartiennent soit à notre Saint lui-même, soit à saint Bruno, évêque de Ségni, soit à saint Bruno, évêque de Wurtzbourg, qui vécurent dans le même siècle. On cite parmi les éditions des oeuvres du saint Patriarche, celle de Paris 1509, in-4°, qui est très-incom plète; une deuxième, Paris 1523, de Josse Badius, plus complète que la précédente ; une troisième, Cologne 1610, renouvelée en 1640, qui est complète, puis enfin celle de M. Migne.

Mais hâtons-nous de revenir à Bruno, s'occupant de consolider l'Institut qu'il avait fondé ; c'est là surtout qu'il nous faut le voir à l'oeuvre. Feller l'a dit : « Le plus beau de ses ouvrages est la fondation de son Ordre (106). »

XXXIX.

Bruno continuait dans son ermitage de la Tour à être, ainsi que ses compagnons, comblé des bienfaits de Roger, qui estimait ses nouveaux hôtes, les aimait, les vénérait, les aidait de tout son pouvoir, prenant à caeur la réussite de leur oeuvre au succès de laquelle il s'était voué et dont il faisait la grande passion de sa vie. Déjà il leur avait fait construire près de la maison de la Tour, sous la protection de sainte Marie et de saint Jean Baptiste, patrons spéciaux que les Chartreux s'étaient choisis, une Église appelée Sainte-Marie-de-l'Ermitage (dell' Eremo), et il l'avait fait consacrer solennellement, le tout pour l'amour de Dieu, pour le remède de son âme, pour le salut de l'âme de Robert Guiscard son frère, pour le remède de l'âme de ses frères, de ses parents, des trois femmes qu'il avait eues successivement. Mais il poussa bientôt plus loin ses libéralités ; voici à quelle occasion. Ayant eu de la marquise de Montferrat, Adelaïde, sa femme en troisièmes noces, un second enfant qui reçut le nom de Roger, il jeta les yeux sur Bruno pour lui donner le baptême et sur Lanvin pour être parrain. Les solitaires se prêtèrent de bonne grâce au désir de leur bienfaiteur. Le baptême fut administré avec grande pompe, et une description en vers de la cérémonie fut composée par Maraldus, un des disciples de Bruno, qui en avait été témoin oculaire. Voici quelques vers qui peuvent donner une idée de cette description :

Pro lavacro divo sacro

Undae turn lnstralis

Comes orat et exorat

Brunum alemanicum.

Accersitus, non invitus,

Jubilosus advenit

Baptizatur ct lavatur

Sacro puer flumine

Lanvinus est patrinus

Nobilis Northmanicus,

Tumque sacro de lavacro

Olivo Brunone ungitur.

« Le comte prie et supplie Bruno d'Allemagne de donner avec l'eau lustrale le bain divin et sacré. Bruno, accueillant cette demande avec plaisir, arrive plein de joie, l'enfant est lavé et purifié dans l'onde sainte. Lanvin noble Normand est parrain, et l'enfant, au sortir de son baptême, reçoit l'onction sainte des mains de Bruno (107). Cet enfant eut de grandes destinées sous le nom de Roger II. Il porta le sceptre et la couronne. Quatre archevêques le sacrèrent roi du royaume des Deux-Siciles, qui a subsisté jusqu'à nos jours. C'est lui qui, par son courage et sa valeur, acheva d'expulser de la Sicile les Sarrasins d'Afrique, déjà vaincus par son père. C'est lui aussi qui fit construire dans cette ville la Cathédrale de Palerme et la chapelle du palais royal, d'un style mauresque si remarquable.

A la suite de la naissance de son fils, Roger, nous l'avons dit, ajouta de nouvelles libéralités à celles dont il s'était déjà montré si prodigue envers Bruno et sa colonie. Lesquelles? Les voici. Le nombre des solitaires de la Tour s'étant considérablement augmenté et le monastère se trouvant trop étroit, le comte fit bâtir pour ses protégés, à environ une demi-lieue du monastère de Sainte Marie-de-l'Ermitage, qui était le monastère primitif, une seconde Église et un second monastère, sous le patronage de saint Etienne, dont un doigt, conservé aujourd'hui en core comme relique dans la Maison de Calabre, avait été donné à Bruno par la soeur du comte Roger. Comme cette nouvelle construction était placée près d'une forêt, elle fut appelée Saint-Etienne del Bosco, ou, en latin, de Nemore. Bruno resta à la tête de la maison de Sainte-Marie, dont la règle était aussi austère que celle de la Chartreuse. Lanvin fut nommé Prieur de Saint-Etienne, où la règle était un peu moins rigide, parce qu'on y plaçait soit les valétudinaires, soit les religieux dont la vocation était moins, éprouvée et la ferveur mains grande.

XL.

Tant de bienfaits attirèrent sur Roger la protection divine, dans une circonstance où il fut sauvé par Bruno en personne. Voici le fait tel qu'il a été consigné par Roger lui-même, dans une charte authentique pour faire connaître à tous la miséricorde que Dieu lui avait accordée en considération des prières du Saint.

« J'assiégeais Capoue, nous dit-il, et j'avais confié la garde du camp à un Grec nommé Sergius, capitaine de deux cents hommes d'armes de sa nation. Ce traître, cédant à des instigations sataniques, avait promis au prince de Capoue, moyennant une somme considérable, de s'emparer de moi et de mon armée à la faveur des ténèbres. La nuit fixée pour la trahison étant arrivée, le prince de Capoue et son armée s'étaient tenus prêts, comme il en avait été convenu avec Sergius. Je m'étais endormi depuis longtemps lorsque tout à coup, apparut près de mon lit un vieillard d'un aspect vénérable. Ses habits étaient déchirés, ses yeux inondés de larmes. Je lui demandai quelle était la cause de ses pleurs, et il me répondit : Je pleure les âmes des chrétiens et toi avec elles ; mais lève-toi sur-le-champ, revêts tes armes et peut-être Dieu te sauvera-t-il ainsi que tes soldats. Pendant cette vision, le çroyais reconnaître les traits de mon vénérable père Bruno. Bientôt je m'éveille épouvanté, terrifié. Je saisis aussitôt mon armure, je crie à mes soldats de monter à cheval, voulant savoir si la vision n'était qu'un vain songe. Sergius, entendant le bruit et le fracas des armes, prend avec ses hommes la direction de Capoue , pensant y trouver un refuge. Mais vain espoir ! Mes soldats lui font prisonniers cent soixante-deux des Grecs qu'il commandait, et ces prisonniers, par leurs aveux, me dévoilent l'existence du complot et la vérité de la vision. Le 29 juillet, après avoir pris Capoue, je revins à Squillace où je fus malade pendant quinze jours. Le vénérable Bruno étant venu avec quatre de ses frères, pour me consoler dans mes souffrances par de saintes et pieuses paroles, je lui dis ce qui m'était arrivé et le remerciai de ce que, pendant mon absence, il ne m'avait pas oublié dans ses prières. Il me répondit humblement que ce n'était pas lui que j'avais vu, mais l'ange du Seigneur qui se tient debout pour assister les princes au jour du combat. Je le priai alors de daigner accepter sur ma terre de Squillace d'amples, revenus, mais il refusa, disant qu'il avait quitté la maison de son père et la mienne où il avait tenu le premier rang, afin d'être étranger aux choses de la terre, et de pouvoir servir Dieu plus librement. A peine pus-je obtenir de lui qu'il acceptât un médiocre présent (108). Voilà quels furent le désintéressement et l'humilité de Bruno dans toute cette affaire. Sa bonté ne fut pas moins grande.

XLI.

Roger avait résolu de condamner à mort les traîtres qu'il avait faits prisonniers. Bruno, ayant intercédé pour eux, tant sa charité était grande, obtint leur grâce du comte qui commua la peine de mort en celle du servage, et rendit tributaires de l'Ermitage de la Tour, au nombre de cent douze, les familles des conspirateurs. Cette servitude, songeons-y, ne ressemblait pas à l'esclavage antique, qui était un crime de lèse-reli gion, de lèse-humanité, de lèse-nation. On sait que si le servage en général était bien plus doux que l'esclavage, il l'était surtout pour les serfs qui dépendaient des Églises et des couvents. Il était passé en proverbe, qu'il faisait bon vivre sous la crosse, et c'était une maxime reçue, qu'un couvent ne pouvait recevoir d'esclaves. Beaucoup de couvents s'étaient même imposé, par une loi formelle, de ne pas conserver de serfs sur leurs terres, et quand on leur léguait des domaines avec leurs gens, c'est-à dire les serfs qui y étaient attachés, ces gens étaient mis en liberté. Aussi la servitude des complices de Sergius consista-t-elle uniquement à payer un tribut aux deux monastères de Notre-Dame de l'Ermitage et de Saint Etienne del Bosco. Et nul, sans doute, ne prétendra que la vie, dans de telles conditions, ne fut pour eux préférable à la mort violente et sanglante qu'ils avaient méritée, et à laquelle ils n'avaient échappé que grâce à l'intervention de Bruno, comme l'atteste Roger lui-même dans l'acte de donation (109).

N'est-il pas attendrissant de voir des rapports si intimes entre Bruno et Roger, entre le moine et le guerrier, entre le fondateur des Chartreux et le duc des Deux-Siciles, entre le prince Normand, poursuivant le cours de ses victoires, de ses croisades, et le religieux venu des Alpes, s'enfonçant de plus en plus dans la solitude ? entre le religieux, assistant le duc de ses prières et le duc assistant le reli gieux de ses biens? Cette communauté si touchante de foi et d'affection, est beaucoup plus fondée sur la nature des choses, que ne peuvent le croire des esprits superficiels. La vie du cloître, comme celle des camps, est fondée sur le dévouement, le don de soi, à l'Église dans le-moine, à la patrie dans le guerrier. L'un et l'autre ne connaissent que l'austère discipline , l'obéissance aveugle, le mépris et le sacrifice du moi, sur les autels du bien public.

XLII.

Mais le temps de la récompense approchait pour le grand serviteur de Dieu, dont la vie avait été si remplie. Bruno avait eu comme des avertissements de sa mort prochaine dans la perte successive de ses meilleurs amis. Urbain II était mort en 1099, Landvin en 1100. Le comte Roger lui-même, sentant sa fin approcher, avait fait venir auprès de lui, pour l'assister dans le combat suprême et l'aider à mourir, Bruno et Lanvin, et il passait à une vie meilleure en 1101, après avoir reçu du pape Urbain II, pour lui et ses successeurs, le titre de légat du Saint-Siége dans la monarchie sicilienne, titre qui lui conférait les plus grands pouvoirs, même au point de vue du droit canonique. Bruno, qui aimait tant Roger et que Roger aimait tant, ne lui survécut que trois mois, comme s'il n'eût pu en être plus longtemps séparé, à tel point que l'on peut dire de Roger et de Bruno, ce qui a été dit de Saül et de Jonathan : « Tous deux aimables et illustres pendant la vie, ils n'ont pas été séparés à la mort (110). » Bruno vit s'approcher le dernier moment, non-seulement avec calme, mais avec joie et bonheur. Il rassembla autour de lui les solitaires qui avaient voulu vivre sous sa conduite, fit en leur présence une confession publique, dans laquelle il se proclama digne de la colère de Dieu, puis leur demanda avec humilité s'ils le croyaient digne de la sainte Eucharistie. Après qu'il eut reçu les derniers sacrements, il recommanda à ses disciples de persévérer dans la charité fraternelle, leur assigna pour legs son attachement à l'Église Romaine dont il avait toujours reconnu le chef légitime, alors qu'elle était déchirée par le schisme. Il fit ensuite une profession de foi sur les vérités principales de la religion chrétienne, et en particulier, contre Bérenger peut-être, sur le Sacrement de l'autel, disant : « Je crois les sacrements que croit et vénère l'Église catholique, et notamment que l'on consacre sur l'autel le vrai corps, la vraie chair et le vrai sang de Notre-Seigneur Jésus Christ que nous recevons pour la rémission de nos péchés dans l'espoir du salut éternel. Ce fut dans ces sentiments que Bruno, plein de mérites, exhala sa sainte âme à Dieu, le 6 octobre 1101, à l'âge de soixante huit ou soixante-neuf ans, onze ans après être sorti de la Chartreuse, comme le dit Guigues dans son livre des Coutumes de l'Ordre, dix-sept ans après avoir quitté le monde pour le désert, ce qui nous montre qu'il était resté à Reims, depuis son retour en cette ville, comme Scolastique et Chancelier, pendant près de vingt-cinq ans. Son âme se détacha de son corps sans secousse, sans violence, doucement, comme un fruit mûr se détache de l'arbre et, transportée sur les ailes des anges, alla recueillir dans le sein de Dieu, l'amour, comme récompense de son amour. Son corps, resta exposé pendant trois jours à la vénération des fidêles, qui s'empressèrent de venir honorer les restes précieux du Saint. Il fut inhumé à la Tour, dans l'une des deux Églises, sans qu'on sache précisément laquelle. Ou inscrivit sur sa tombe cette épitaphe en quatre distiques :

Primus in hoc eremo Christi fundator ovilis

Promerui fieri qui tegor hoc lapide.

Bruno mihi nomen, genitrix Alemania, meque

Transtulit ad Calabros grata quies eremi.

Doctor eram, præco Christi vir notus in orbe

Desuper illud erat gratia non meritum.

Carnis vincla dies Octobris sexta resolvit,

Spiritui requiem qui legis illa pete.

« J'ai mérité, moi qui gis sous cette pierre, de devenir le premier fondateur de cet ermitage qui est le bercail de Jésus-Christ. Bruno est mon nom, l'Allemagne est ma patrie. Le désir de goûter la tranquillité du désert, m'a amené en la terre de Calabre. Par la grâce d'En Haut et non par mes mérites, j'étais docteur, prédicateur célèbre dans le monde. Le 6 octobre a brisé les liens qui m'attachaient à la chair. Passant qui lis ces paroles, demande le repos pour mon âme. »

XLIII.

Deux sortes de témoignages furent rendus à la sainteté de Bruno immédiatement après sa mort. Le pre mier, qui n'est pas le moins significatif, fut le concours immense qui se fit à son tombeau et qui sembla prévenir le culte solennel que l'Église devait lui rendre un jour. L'élan fut tel, que d'après un des historiens du Saint, on vit affluer à la grotte où il aimait à se retirer pour con verser familièrement avec Dieu, et à son tombeau, des foules entières, les vieillards et les jeunes gens, les en fants et leurs mères, les nobles et les roturiers, des évêques, des abbés, des prélats, des princes, des comtes, des barons, lui demandant aide et protection, tant était grande la confiance en son intercession, et attendant qu'il se montrât, comme s'il eût encore été vivant. Les pèlerins venaient se recommander à lui, les uns marchant nu pieds, les autres se traînant sur leurs genoux, les autres baisant avec respect la terre qu'il avait foulée, les ro chers heureux témoins de sa présence, ceux-ci humec tant le sol de leurs larmes, ceux-là, enfin, détachant de sa grotte des morceaux de granit qu'ils regardaient comme de précieuses reliques et que, joyeux, ils rem portaient dans leurs familles (111).

XLIV.

L'autre témoignage rendu à Bruno et qui nous montre incontestablement que sa mort fut un deuil public dans l'univers chrétien est celui des Titres funèbres, c'est-à-dire des éloges par lesquels les Églises, les monastères, les abbayes de France, d'Angleterre, d'Italie, répondirent à la Lettre-Circulaire ou Encyclique en voyée par les religieux de Calabre pour faire part de la mort du Saint, et demander des suffrages en sa faveur. On a recueilli jusqu'à cent soixante-seize de ces Titres funèbres, la plupart en vers. Ils exaltent tous les vertus de Bruno et seraient à eux seuls, à défaut de l'histoire, une preuve de la haute idée qu'on avait des talents et des vertus du Fondateur des Chartreux, de l'immense réputation dont il jouissait. Nous ne pouvons citer ici ces différents éloges auxquels, du reste, nous avons eu soin d'emprunter quelques paroles dans le cours de cette biographie ; nous en relaterons, néanmoins, quelques-uns, tant pour donner au lecteur une idée du genre que pour la gloire de saint Bruno.

Les Chartreux de Dauphiné répondirent, sous le nom de Frères de la Chartreuse : « Nous sommes plus affligés que personne de la perte de notre pieux Père Bruno, cet homme si illustre. Nous ne savons que faire pour son âme si chère et si sainte. Nous ne pourrons jamais égaler par notre reconnaissance les bienfaits dont il nous a comblés. Maintenant et toujours, nous prierons pour lui comme pour notre unique Père et Maître. En fils dévoués, nous appliquerons à jamais pour son âme, le fruit de nos sacrifices et de tous nos exercices spiri tuels (112). »

L'Église de Reims écrivit entr'autres : « Si une vie exemplaire a pu mériter à quelque saint le repos éternel, Bruno l'a obtenu par ses mérites. Alors que, sous tous rapports, il avait la prééminence dans notre ville, alors qu'il était la consolation et la gloire des siens, alors que la fortune se montrait à lui de tous côtés favorable, et que nous le préférions justement à tous, car il était bon, savant, éloquent et assez puissant par ses richesses, il mit le Christ avant tout, le suivit dans sa pauvreté et vint, avec un nombre considérable de disciples, habiter le désert. Aussi, croyons-nous qu'il jouit du repos éterneL Si toutefois, car nul n'est sans péché sur la terre, son âme était ternie par quelque tache légère, que Dieu l'en purifie en lui accordant le pardon (113). »

Voici l'éloge funèbre de l'Église de Rouen qui, dans sa brièveté, est tout un panégyrique : « Que tous les Ordres de la sainte Église pleurent le sort fatal auquel le genre humain est condamné. Il est sorti du monde, vainqueur de l'honneur mondain, Bruno, le Père, le Fondateur d'une Religion sainte entre toutes. La grande honnêteté de ses moeurs a rendu sa vie tellement divine et recommandable qu'on ne peut lui comparer qui a ce soit. Il a brillé par sa sagesse, par la noblesse de son caractère, par sa science profonde et universelle. Alors que la probité resplendissait en lui de tout son éclat et lui avait mérité des faisceaux glorieux, lui, dédaignant les richesses, méprisant les honneurs, foulant aux pieds la folle ambition du siècle, s'appliqua à fonder un Institut qui est la sainteté même. Evitant le monde et ce que le monde a de plus grand et de plus élevé, il préféra vivre dans la solitude (114). »

XLV.

Les Églises et les maisons religieuses firent mieux encore que de célébrer les vertus de Bruno, elles prièrent pour le repos de son âme. Les unes inscrivirent son nom sur le catalogue de leurs religieux, afin que sa mécmoire ne pérît pas, et qu'il participât à tous les mérites de la Communauté ; d'autres firent dire bon nombre de Messes ou récitèrent pour lui des Vigiles, des Psautiers ; d'autres en son nom distribuèrent aux pauvres, en pain, en vin, en légumes, des portions égales à celtes que l'on distribuait aux religieux, comme s'il eût été lui-même membre de la Maison. C'est ainsi que les religieux de Sainte-Marie de Luçon répondirent aux Frères de Calabre : « Frères, qui habitez le désert de la Tour, sachez que pour maître Bruno, nous avons dit sept Vigiles et sept Messes, et donné du pain et du vin d'après les ordres de Dom Réginald, notre abbé (115). » Touchante fraternité par suite de laquelle tout moine ou tout cénobite avait part, en sortant de la vie, aux prières et aux bonnes oeuvres de toutes les communautés reli gieuses. Touchante fraternité qui faisait régner l'espril de famille non-seulement entre tous les religieux d'une même Maison, non-seulement entre toutes les Maisons du même Ordre, mais encore entre tous les Ordres de la catholicité! Quant à l'Église de Grenoble, pleurant sur la perte du grand et incomparable Bruno , elle voulut l'inscrire au catalogue de ses hommes illustres (116).

XLVL

Bruno avait donné l'exemple de toutes les vertus. Sa foi élait restée vierge, puisqu'il avait protesté et contre le schisme de Guibert, et contre l'hérésie de Bérenger, Son espérance était restée ferme, puisqu'il avait sacrifié la terre pour mieux conquérir le Ciel. Sa charité avait été ardente puisqu'elle avait fait de sa vie un dévouement et un sacrifice de toutes les heures. Son humilité avait été profonde : il avait fui les honneurs ecclésiastiques que tant d'autres acceptent avec empressement et même recherchent avec avidité. Son détachement avait été complet : il avait choisi la pauvreté pour sa fiancée. Son zèle avait été brûlant : il l'avait porté à évangéliser les peuples, à enseigner dans des cours publics une théologie saine et pure de tout alliage hétérodoxe, de tout mélange adultère, à rendre à l'Église de Reims sa gloire antique, un moment ternie par l'intrusion d'un simoniaque. Il avait pratiqué la mortification à tel point que le nom de Chartreux, qui semble être celui de l'austérité même, suffit à lui seul pour effrayer la sensualité et la mollesse. Il avait fait fleurir le désert, se vouant à des privations qui auraient illustré les solitudes de l'Egypte, de la Syrie et de la Thébaïde. Il avait été le restaurateur de la vie solitaire dans l'Occident, le fondateur d'une nouvelle famille religieuse, d'une nouvelle milice, d'un des Ordres les plus illustres, les plus saints et les plus édifiants dont puisse s'enorgueillir l'Église, d'un Ordre qui par ses vertus fait la gloire de la religion chrétienne, et, par ses austérités, attire sans cesse sur la terre les bénédictions du Ciel ; d'un Ordre qui est l'un des plus beaux diamants du diadème du Christ; d'un Ordre enfin, dont on a dit : « qu'il compte autant de prédestinés qu'il compte de religieux. Il avait été, par la science et par la vertu, la gloire et l'ornement de son siècle, l'admiration du monde chrétien ; il avait conquis l'estime du chef de l'Église ; sa vie toute surhumaine avait été un miracle de pénitence. Ajoutez qu'avait jailli près de sa grotte une source dont la vertu rendait la vue aux aveugles, la santé aux malades, la délivrance aux possédés, et qu'ainsi le miracle, qui est un acte émané de la Toute-Puissance seule, parlait en sa faveur et ren dait un témoignage divin à sa sainteté. Il ne restait donc plus qu'à le proposer officiellement à la vénération des fidèles, afin qu'on pût, en son honneur, construire des Églises, ériger des autels, chanter des hymnes publiques. Aussi, Léon X autorisa-t-il le culte de Bruno en le canonisant ; les Chartreux, dans leur humilité, s'étant, jusqu'à cette époque, contentés de rendre à leur saint Patriarche un culte privé. Et, chose digne de remarque, quand il fut question de la canonisation de Bruno, le pape ne voulut point qu'on s'astreignît à toutes les formalités ordinaires de la procédure, tant la carrière de cet homme de Dieu lui parut surnaturelle et divine ; s'appuyant sur le miracle de sa vie, il autorisa son culte par ce que l'on appelle en style de chancellerie romaine un oracle de vive voix (117).

XLVII.

Nous n'avons pas ici à faire l'histoire des Chartreux, ni à rappeler les fruits de sainteté produits par l'arbre Cartusien. Qu'il nous suffise de dire que l'Ordre de saint Bruno a compté, avant la sécularisation décrétée à la fin du dernier siècle, un grand nombre de maisons : cinquante-quatre à la fin du douzième siècle, cent quarante-huit à la fin du treizième, deux cent treize au milieu du dix-septième siècle, chiffres considérables, si l'on considère l'austérité de la vie chez les Chartreux, chiffres significatifs si l'on se rappelle que ces maisons étaient disséminées dans toute l'Europe, en France, en Italie, en Allemagne, en Pologne, dans les Pays-Bas, en Espagne, en Portugal, en Suisse, en Angleterre, comme on peut s'en convaincre en jetant un coup-d'aeil sur la carte géographique de l'Ordre, imprimée en 1785 (118), par les soins de l'Ordre lui-même. Qu'il nous suffise de dire que l'Ordre des Chartreux a produit des cardinaux, c'est-à-dire des hommes élevés à « la première dignité du monde après la suprême, comme l'écrivait à Louis XIV le cardinal de Bouillon ; qu'il a produit de saints évêques, des solitaires fervents, des écrivains renommés ; que dirai-je, des martyrs même, témoin entre mille ces Chartreux qui, lorsque la religion catholique fut proscrite en Angleterre sous le lubrique Henri VIII et le farouche Cromwel, aimèrent mieux subir les huées de la populace à travers les rues de Londres, la prison, les tortures, le gibet, la décapitation, que de forfaire à la foi et de déshonorer le saint habit dont l'Église les avait revêtus (119). Témoin encore ces autres martyrs de la Chartreuse de Bosserville que nous verrons plus loin, à l'époque de la Révolution française, payer de leur tête leur fidélité à l'Église et à son chef, leur sainte audace à braver les lois de l'Etat qui voulait séculariser le clergé en le constituant civilement. Qu'il nous suffise, enfin, de dire avec la Biographie universelle parlant de l'Institut de saint Bruno : « Cet Ordre a toujours été regardé comme le plus parfait modèle de la vie contemplative ; il n'a jamais eu besoin de réforme, quoique la règle primitive ait subi quelques modifications, ce qu'on peut attribuer à son entière séparation du monde et à la vigilance de ses supérieurs (120). »

A l'origine, il y avait eu un tel élan pour saint Bruno et pour la vie cartusienne que, selon l'abbé de Nogent, on voyait entrer en Chartreuse une foule innombrable d'hommes et de femmes, de tout rang et de toutes conditions. On voyait même y entrer des enfants de onze ans, de dix ans qui se livraient à la contemplation comme des vieillards, et menaient une vie beaucoup plus austère que leur jeune âge ne paraissait le comporter (121) ; tant il est vrai que Bruno était un homme de Dieu, tant il est vrai que Jésus-Christ, en lui donnant la bénédiction de la fécondité, montrait qu'il voulait dans l'Église son Institut, avec ses mâles exemples de mortification, de renoncement et de sacrifie. His cohaesere continuo virorurm f0eminarumque greges ; oinnis protinus ordo concurrit. Quid de aetatibus loquar ? Cum decennes et undennes infantuli senilia meditarentur et multo castigatiora gererent quam aetatula pateretur. Guibertus abbas de Novigento, De vita sua 1. 1, c. XI, p. 468, éd. citée.

XLVIII.

Résumons. L'observateur qui s'élève à l'ensemble, à ce que l'on appelle la philosophie de l'histoire, examinant à la fois et le siècle dans lequel parut Bruno, et l'influence immense que Bruno exerça sur son siècle, ne peut s'empêcher de reconnaître et de proclamer que le Fondateur des Chartreux fut un des grands instruments dont se servit la Providence pour remédier aux maux du temps. Voyons plutôt.

Un premier mal du onzième siècle était l'ignorance des lettres divines et des lettres humaines, menacées de faire un complet naufrage, et de disparaître englouties pour jamais sous les flots de la barbarie. Bruno oppose à l'ignorance, la transcription active, infatigable des manuscrits, l'apostolat, le professorat, la publicité, c'est-à-dire ses lumineux Commentaires, ses écrits éminents ; il y oppose l'ordre donné à ses religieux non seulement de transcrire des livres, mais encore d'en composer eux-mêmes (122) ; il y oppose enfin son école dont Fleury a dit : « Celle de Reims était alors la plus fameuse, elle continua de l'être pendant tout le siècle suivant, et saint Bruno en fut le principal ornement (123). »

Un second mal était la simonie, qui tenait bon nombre d'âmes sacerdotales abaissées vers la terre et portait des clercs indignes à acheter honteusement les suffrages pour arriver dans l'Église aux postes lucratifs. A l'avidité, mère de la simonie, Bruno oppose sa protestation contre Manassès, son archevêque, il oppose le poids de ses exemples, ne voulant accepter ni le siège archiépiscopal de Reims, ni le siège archiépiscopal de Reggio, loin de les briguer ; il oppose dans ses religieux, le détachement des richesses, la pauvreté volontaire qu'il commence par pratiquer lui-même, dont il fait la loi de son Ordre eu qui elle resplendit de son plus vif éclat. ,

Un troisième mal était l'incontinence des clercs qui ne voulaient se donner à l'Église qu'à demi, oubliant que de tout temps, même au sein du paganisme, la chasteté virginale fut toujours la grande vertu du sacerdoce, témoin entr'autres ce vers de Virgile :

Qui vivebant casti dum vita manebat.

Le prêtre qui toujours garda la chasteté.

Bruno, dans son immortelle Préface, rappela Marie « versant sur le monde la Lumière éternelle, tout en conservant la gloire de la virginité (124). Il montra à tous, en portant haut la bannière du célibat, en faisant briller en sa personne et en celle des siens toutes les splendeurs de la virginité, que la continence, loin d'être une vertu impossible, chimérique, est praticable. Cet exemple seul fût-il parti du sommet des montagnes de Dauphiné, la Chartreuse eût rendu à l'Église et au monde un service éminent, inappréciable, d'une incalculable portée. Grégoire VII avait tracé le type, l'idéal du prêtre, ce n'était pas assez. Bruno montra cet idéal vivant, réalisé, tout était dit; les passions devenaient sans excuse et n'avaient plus qu'à ronger, frémissantes, le frein de la loi, à chercher la victoire avec les armes de la mortification, de la prière et de la retraite, c'est-à-dire la fuite des occasions.

Un quatrième mal était la famine qui se renouvelait périodiquement, la misère publique, fruit de la guerre qui ravage les campagnes, du pillage qui ôte au cultivateur tout courage en lui ôtant toute sécurité, tout espoir de recueillir une moisson. A ce mal, Bruno oppose l'exemple de la culture de la terre, de l'élevage du bétail; il oppose l'aumône par laquelle il vient en aide au pauvre peuple, que les seigneurs grands et petits ne savaient que rançonner ; il oppose l'exemple de la pauvreté, non seulement résignée et contente, mais librement choisie et acceptée par amour pour Jésus-Christ qui est né pauvre, qui a vécu pauvre et qui est mort pauvre, quoique Dieu.

Un cinquième mal était la décadence de la discipline ecclésiastique qu'il fallait sans cesse relever, comme un mur qui ne pouvait que crouler toujours.dans des temps aussi agités et aussi troublés. Bruno se trouve comme agent principal aux différents Conciles célèbres en Italie sous le pape Urbain II, à Melfe, à Troyes, dans la Pouille, à Bénévent, très-probablement à Plaisance ; il en est l'âme, puisque le Souverain-Pontife qui y préside l'a choisi pour être son conseiller particulier, intime, permanent, son auxiliaire indispensable, et n'agit que d'après ses avis, ne parle que sous son inspiration.

Un sixième mal, c'était l'asservissement de l'Église, à laquelle les empereurs d'Allemagne voulaient river des chaînes de plus en plus étroites, qu'ils prétendaient enlacer dans les liens de la féodalité et du vasselage, menaçant non seulement son pouvoir temporel, non seulement son pouvoir politique, mais encore son autorité spirituelle ; c'était l'antipape Guibert dont Henri IV se servait comme d'un vil instrument, comme d'un pape à lui, pour mieux asseoir son despotisme sur l'Église et par là sur le monde ; c'était le schisme qui avait osé s'installer au centre même de l'Italie, à Rome, pour disputer au Souverain-Pontife le pouvoir qu'il tenait canoniquement de saint Pierre, de Jésus-Christ, de Dieu. Bruno, en se conciliant l'affection et en assurant à Urbain II la protection du comte Roger, sait délivrer l'Église de l'antipape, de l'intrus Guibert et lui rendre la paix en lui rendant l'unité ; il sait aussi la délivrer de Henri IV qui, en voulant opprimer la société spirituelle, opprimait du même coup la société civile dans laquelle, par son immoralité et ses infamies, il tendait à faire prévaloir une anarchie sans nom comme sans précédent, et cela bien que, par son titre d'empereur, il fût le défenseur officiel, le défenseur obligé de tous les principes d'ordre que représente l'Église.

Un septième mal, c'était l'attitude menaçante, les invasions sans cesse renouvelées des Musulmans qui voulaient détruire le nom chrétien et opprimer l'Europe au nom de la religion de Mahomet, et qui, s'ils eussent triomphé, auraient détruit toute vérité, toute loi, toute science, toute civilisation. Or, que fait Bruno sous ce rapport pour opposer le remède au mal? D'abord, il prescrit à ses religieux de réciter dans l'Office de la sainte Vierge une oraison particulière, pour le succès des Croisades, oraison que les Chartreux récitent encore aujour d'hui, qu'ils réciteront toujours, parce que toujours il faudra à l'Église de nouveaux Croisés (125). De plus, il s'entend avec Roger pour chasser les Sarrasins qui, du midi de l'Italie, menaçaient sans cesse la liberté du Saint-Siège, puis, de concert avec le Pape Urbain II, il arrête la tenue du Concile de Clermont, qui devait mettre en mouvement la chrétienté tout entière, la lancer contre l'Orient et refouler dans ses foyers la barbarie, au cri sauveur et mille fois répété : Dieu le veut, Dieu le veut. Sans doute, Bruno n'assista pas à ce Concile en personne, mais il y était en esprit. Il y était représenté par ses disciples : par Rangier, qu'il avait fait élever à sa place sur le siège de Reggio; par saint Hugues, évêque de Gre noble; par l'archevêque de Reims, admirateur de Bruno, et qui avait appelé auprès de lui, comme Prévôt, Raoul le Vert, disciple chéri de Bruno; il y était représenté par le Pape Urbain, qui, sous la tiare, s'inspirait des conseils de son ancien maître comme dans sa jeunesse il s'était éclairé à ses leçons. C'est ainsi que l'esprit du Saint planait sur tout le Concile, depuis le Souverain-Pontife jusqu'aux prélats les plus influents. Du reste, si Bruno n'était pas à Clermont avec le Pape, il n'était pas à un poste moins important en Italie, où il veillait en l'absence du chef de la chrétienté. C'est là ce qu'a trop bien fait ressor tir un historien moderne pour que nous ne citions pas ses paroles.

« L'exécution de ce plan (de la Croisade) exigeait, dit M. de Villeneuve-Flayose, un an de voyage de la part du Pape, et il fallait que, pendant qu'il serait absorbé par la préparation de la Croisade, il fût bien prémuni contre les périls que pourraient courir et le Siège de Rome, et les améliorations déjà obtenues en Italie. Saint Bruno pour les affaires administratives, Roger pour la dé fense militaire. On voit comment se partagèrent les rôles entre Urbain II et son ancien maître aussi mo deste qu'habile. C'était Bruno qui restait au foyer des difficultés, auprès du Siège de l'autorité, à Rome, point de mire des attaques souterraines de l'antipape Guibert et de son méchant protecteur Henri IV. Bruno, l'inspirateur de la Croisade, restait éloigné de toute son élaboration apparente ; à Bruno le rôle caché de la prudence et de la vigilance, au Pape, la mise en jeu de tout le prestige de sa suprême dignité en face du roi de France, des évêques et des barons.

Pourquoi, dans le brillant cortége venu d'Italie avec le Pape, Bruno n'avait-il pas pris sa place comme il l'avait eue à Plaisance, à Bénévent ? Pourquoi Bruno ne pouvait-il pas accompagner son ami Rangier, venir embrasser ses chers enfants de la Grande-Chartreuse, son ami, le prélat de Grenoble ? Plus était grand le vide laissé en Italie par les prélats venus à Clermont, plus au-delà des monts la présence de Bruno était né cessaire.

C'était Bruno qui, en combinant sagement toute l'organisation du Concile de Clermont, consentait à sacrifier ses plus naturelles et pieuses affections, pour rem placer en Italie l'administration pontificale et celle des prélats. Le dévoué et humble organisateur de la paix se dérobait à l'ovation de la paix. Sa sagesse seule suffisait pour rassurer en Italie contre toutes les éventualilés fâcheuses de l'absence des grands fonction naires d'Église.

Quel autre que Bruno était capable de suggérer de sages et prudentes combinaisons? Qui mieux que, lui pouvait faire appuyer l'intérim pontifical par les armes du prince normand, Roger, ami du saint anachorète et défenseur de l'Église ? On ne craignait ni l'anti pape Guibert, ni les trames de l'empereur. – Bruno et Roger étaient là (126). »

Bref, Bruno oppose le remède à tous les maux, en opposant à la corruption générale, l'incorruptibilité de sa sainte tribu, qui, après avoir été le sel du onzième siècle, a été celui des siècles suivants, sera celui des siècles futurs et vivra à jamais comme une protestation vivante contre toutes les tentatives par lesquelles on essayerait d'affaiblir la vigueur, d'altérer et de corrompre la sainteté de la morale évangélique.

Nous ne craignons pas de le répéter, après ce simple aperçu sur les affaires de la chrétienté au onzième siècle, Bruno est une des plus grandes figures de l'histoire ecclésiastique à cette époque. Sa vie, du commencement à la fin, ne fut qu'un long dévouement à l'Église dans les positions les plus utiles et les plus éminentes. Elle se composa d'étude, de prédication, d'enseignement, d'administration diocésaine, de fondations cénobitiques, d'administration supérieure, de travaux scientifiques, des plus mâles pratiques de l'ascétisme; se peut-il une existence mieux remplie ? Bruno n'est - il pas une des plus belles fleurs qui soient jamais écloses dans le jardin de l'Église? Que dis-je? un des plus grands arbres qui s'y soient développés , puisqu'il a porté tant et de si bons fruits et qu'aujourd'hui encore, il protège des multitudes à l'ombre de ses rameaux pleins de sève et de vigueur. S'il ne jeta pas extérieure ment un plus vif éclat, c'est que, cherchant uniquement à être utile sans chercher à briller par les dignités qui vinrent s'offrir à lui, il n'aimait point, selon l'esprit qu'il a communiqué à son Institut, à se produire, à se mettre en évidence ; c'est que recherchant la vertu pour la vertu elle-même, il dédaignait, sans en avoir le moindre souci, les avantages qu'elle peut procurer ; c'est qu'il savait s'effacer, se cacher sous le manteau du Souverain-Pontife en qui et par qui il agissait, gouvernait, et cela sans paraître, comme ces principes moteurs qui donnent l'impulsion, mais qui sont invisibles à l'oeil, comme ces grandes forces qui gouvernent le monde matériel, que l'on reconnaît aux effets qu'elles produisent, aux phénomènes, mais qui restent à l'état latent. Si son Ordre ne se développa point à l'égal des Ordres fondés par d'autres patriarches, à l'égal de l'Ordre de saint Benoit, de saint François, de saint Ignace, cela ne tient-il pas à sa sévérité, et cela ne prouve-t-il point, par suite, que son Ordre est dans la voie étroite et peu fréquentée qui mène à la vie? qu'il possède en profondeur ce qu'il n'a pas possédé en étendue ?

Tel fut Bruno. Il ne s'arracha au siècle que pour mieux dominer le siècle des hauteurs de la contemplation. Nous sommes certains de ne pas mentir à l'histoire en affirmant qu'il fut un des plus grands instruments de la réforme méditée et commencée par Grégoire VII, une des plus grandes âmes de son siècle. Nous n'hésitons pas à dire qu'il y aurait lieu à lui élever des statues sur les places publiques, si l'Église ne lui en avait pas élevé sur ses autels, à le saluer du titre de grand homme, si l'Église ne lui avait pas décerné le titre de Saint. Non, nul chef d'Ecole, dans l'histoire de la philosophie humaine, que l'on puisse comparer à Bruno, nulle Ecole que l'on puisse comparer à son Ecole, soit au point de vue de la valeur des disciples, soit au point de vue de la durée, soit au point de vue de la sublimité de la doctrine, soit au point de vue de la sainteté des moeurs, soit au point de vue de l'austérité de la vie, soit au point de vue de l'influence exercée sur les affaires divines et humaines. Il n'appartient qu'à l'Église de Dieu de créer de tels hommes et de telles institutions ; en dehors d'Elle nul levier qui puisse soulever l'humanité jusqu'à de telles hauteurs, nulle force, nul aimant qui puisse la rapprocher si près du Ciel.

HYMNUS

IN LAUDEM S. P. N. BRUNONIS CARTUSIANI.

Te Divum Brunonem laudamus : te admirabilem Sanctum prædicamus.

Te amabilem Patrem omnes Cartusiæ venerantur.

Tibi omnes Monachi, tibi universi poenitentium coetus,

Tibi omnes filii Cartusiani incessabili voce proclamant :

Pater, Pater, Pater eximise sanctitatis.

Plena est omnis terra suavi odore virtutis tuae.

Te inviolatus Cartusianorum chorus,

Te Eremitarum laudabilis numerus,

Te Monachorum candidatus laudat exercitus.

Te ubique terrarum Sancta decantat Ecclesia,

Patrem summse pietatis.

Venerandum tuum novum, et admirabile propositum,

Sanctam quoque a carnibus perpetuam abstinentiam.

Tu exemplum verse poenitentiee.

Tu Christi Jesu fidelissimus servus.

Tu fugiens illecebras seculi non horruisti asperitatem deserti.

Tu calcatis mundi deliciis, aperuisti nobis viam coelorum.

Tu inter Sanctos Dei sedens, trahe nos in coelum.

Pater bone, ora pro nobis.

Te ergo, quæsumus, famulis tuis subveni quos ad sodalitium tuum admisisti.

108 HYMNE EN L'HONNEUR

Æterna fac precibus tuis gloria munerari.

Salvos fac filios tuos oratione jugi et benedic posteritatituæ.

Et rege eos et protege illos usque in æternum.

Per singulos dies noctes que deprecamur te.

Et in te laudamus nomen Dei in saeculum : et in saeculum saeculi.

Dignare Pater die isto, precatu tuo nos custodire.

Per te misereatur nostri Deus : misereatur nostri

Fiat salutifera protectio tua super nos : quemadmodum confidimus in te.

In tuis precibus speramus ; non confundemur in aeternum.

ANTIPHONA.

Salve Cartusianorum lux et forma : oliva fructifera in rupium praeruptis erumpens, odoriferum lilium in solitudine germinans, florens ac spargens vivificum suavitatis odorem; fac, ut in ejus semper exultemus misericordia, in quo tu laetaris in gloria.

Y) Justus germinabit sicut lilium.

R) Et erumpet radix ejus ut libani.

ORATIO.

Deus a quo deviare mori, cum quo ambulare vivere est : qui beatum Brunonem confessorem tuum ab hominum frequentia semotum altissimae contemplationis munere sublimasti, tribue nobis, qusesumus, spiritum gratiae salutaris, quo ejus exemplis informemur, meritis muniamur et precibus adjuvemur ; ut sicut eum tua vocatio provexit ad coronam, ita nos ejus devotio perducat ad veniam. Per Dominum nostrum Jesum Christum, etc.

ANTIENNE.

Salut ! Lumière et modèle des Chartreux, Olivier fécond qui vous êtes élevé au milieu des rochers escarpés , Lis odoriférant qui avez germé dans la solitude et qui, après avoir fleuri, avez répandu l'odeur vivifiante de la suavité, faites que nous tressaillions sans cesse dans la miséricorde de Celui dont la gloire vous réjouit.

Y) Le juste germera comme un lis.

R) Et sa racine donnera des rejetons comme l'arbre qui produit l'encens.

PRIÈRE.

Dieu, loin duquel est la mort et dans la compagnie duquel se trouve la vie, qui avez élevé si haut Bruno votre confesseur, en lui accordant, après l'avoir retiré du tumulte du monde, le don d'une contemplation altissime, accordez-nous, nous vous en prions, l'esprit de votre grâce pour que nous nous formions sur ses exemples, que nous soyons protégés par ses mérites, aidés par ses prières, afin que la dévotion que nous avons pour lui nous conduise au pardon, comme la vocation que vous lui avez donnée l'a conduit à la couronne, par Notre Seigneur Jésus-Christ, etc. Ainsi soit-il !

LITANIES DE SAINT BRUNO.

Seigneur, ayez pitié de nous.

Jésus-Christ, ayez pitié de nous.

Seigneur, ayez pitié de nous.

Jésus-Christ, écoutez-nous.

Jésus-Christ, exaucez-nous.

Père céleste qui êtes Dieu, ayez pitié de nous.

Dieu Fils, Rédempteur du monde, ayez pitié de nous.

Esprit-Saint qui êtes Dieu, ayez pitié de nous.

Sainte Trinité qui êtes un seul Dieu, ayez pitié de nous.

Sainte Marie, Reine des Confesseurs, priez pour nous.

Saint Bruno, priez pour nous.

Vous qui, dès le berceau, avez donné des marques de votre future sainteté,

Vous qui, dès votre jeune âge, avez fait présager que vous seriez un des Pères de la vie monastique,

Vous, l'apôtre de nombreuses contrées,

Vous, la gloire de l'Église de Reims,

Vous qui avez courageusement combattu pour la justice contre un pasteur indigne,

Vous qui, Docteur des Docteurs, avez. étonné l'Église par votre science profonde,

Vous qui, vainqueur de l'honneur mondain, avez généreusement renoncé aux dignités ecclésiastiques,

Vous qui avez été en tout et partout le sectateur du bien, l'honneur du clergé,

Vous qui avez fui les cités bruyantes pour chercher le calme et la solitude,

Vous qui vous êtes retiré au sommet des montagnes pour que votre âme prit plus librement son essor vers le Ciel,

Vous, fondateur de l'Ordre éminent des Chartreux,

Vous dont l'esprit, après huit siècles, se perpétue encore sans altération parmi vos disciples,

Vous qui, retraçant la vie de saint Jean-Baptiste, êtes devenu l'ange et la fleur du désert,

Vous qui êtes le modèle de la pénitence,

Vous qui êtes un olivier chargé de fruits, et s'élançant du sein des roches escarpées,

Vous qui, comme une vigne fertile, avez étendu de tous côtés vos ceps nombreux.

Vous qui ressemblez au lis croissant au milieu des opines,

Vous qui brillez sur le beau ciel de France comme L'étoile scintillante aux premiers feux du jour,

Vous, dont le coeur ne pouvait que s'écrier sous L'inspiration de l'amour : 0 bonté divine !

Vous l'amateur sincère de la solitude, de la prière et du silence,

Vous, l'amateur et le modèle de la simplicité,

Vous qui avez été par votre vie un miracle de sainteté, le réformateur des moeurs et le flagellateur des vices,

Vous qui, vivant dans la chair comme n'en ayant pas, avez imité sur la terre la vie des Anges dans le ciel,

Vous qui vous êtes arraché aux douceurs du désert pour obéir à la voix du Vicaire de Jésus-Christ,

Vous qui avez été un des plus fermes appuis de l'Église, une des colonnes du temple du Seigneur,

Vous qui avez magnanimement refusé les dignités que vous destinait le successeur de saint Pierre, sans toutefois refuser le travail,

Vous qui fûtes le conseiller des princes et des Pontifes,

Vous qui avez interprété si divinement les Ecritures,

Vous qui avez couronné la plus sainte des vies par la plus sainte des morts,

Vous, dont la tombe rend la santé aux malades tant vous avez de crédit auprès de Dieu,

Vous, protecteur spécial des Chartreux et des âmes contemplatives,

Agneau de Dieu, qui effacez les péchés du monde, pardonnez-nous, Seigneur.

Agneau de Dieu, qui effacez les péchés du monde, exaucez-nous, Seigneur.

Agneau de Dieu, qui effacez les péchés du monde, ayez pitié de nous, Seigneur.

Y) Priez pour nous, saint Bruno,

R) Afin que nous devenions dignes des promesses de Jésus-Christ.

ORAISON

Dieu Tout-Puissant et Eternel qui préparez dans le ciel des places particulières à ceux qui renoncent au siècle, nous demandons humblement à votre immense bonté, par l'intercession de notre Bienheureux Père Bruno, votre confesseur, la grâce d'accomplir les voeux que nous avons émis à notre profession et de parvenir heureusement au bonheur que vous avez promis à ceux qui vous sont fidèles jusqu'au bout. Par Notre-Seigneur Jésus-Christ, etc.

PRIÈRE A SAINT BRUNO.

Ô Dieu! qui avez suscité saint Bruno pour être la lumière de l'Église par sa doctrine et le modèle des solitaires par sa retraite, faites que j'imite cette profonde humilité qui le porta à fuir dans le désert pour éviter les honneurs qu'on lui offrait; que j'aie cet attrait pour la pénitence dont il fut animé, cette union parfaite qu'il contracta avec vous dans la prière, cet éloignement pour le commerce du monde, qui l'en détacha réellement. 0 saint Restaurateur de la vie solitaire, priez pour nous, afin qu'en suivant vos exemples ,et en marchant sur vos traces dans la voie étroite nous puissions avoir part à la récompense dont Dieu à couronné vos travaux. Ainsi soit-il

Notes

(1) Hujus a cunabulis mater sapienlia lactabal infantiam et semper in profectu aetatis proficere ad meliora edocuit. Blomenvenna, ap. Surium, Vita S. Brunonis, n. 1.

(2) Sortitus est a Domino animam bonam, laudabilem indolem, ingenium docile, memoriam tenacem, voluntatem affectuose inclinatam ad optima. Id.ap. Acta SS., VI Oct., n.50.

(3) Ecclesia Remensis qluæ nulli inter Gallicanas secunda est. Acta SS.,VI Oct., n. 7.

(4) Mortales Dominus cunctos in luce creavit

Ut capiant meritis gaudia summa poli.

Felix ille quidem qui mentem jugiter illùc

Dirigit, atque vigil noxia quaeque cavet.

Nec tamen infelix sceleris quem poenitet acti

Quique suum facinus plangere saepe solet.

Sed vivant homines tanquam mors nulla sequatur ,

Et velut infernus fabula vana foret.

Cum doceat sensus viventes morte resolvi,

Atque Erebi paenas pagina sacra probet.

Quas qui non metuit, infelix prorsùs et amens

Vivit et extinctus sentiet ille rogum.

Sic igitur cuncti mortales vivere curent

Ut nihil inferni sit metuenda palus.

(5) Proef. in saeculum VI Benedictinum.

(6) Quotiescumque manducabitis pancm hune id est verum corpus meum quod speciem et saporem panis retinet ne sumentes illud abhorreant, et quotiescumque bibetis hunc calicem, id est sanguinem meum propter idem saporem et speciem vini retinentem, etc. Comment. in 1 Cor., c. XI, loi. CCGVI. Parisiis, 1523.

(7) Calix benedictionis, id est quem Deus ipse benedicit et consecrat, et cui nos benedicimus per officiuni nostrum, Deus enim hoc efficit per sacer dotem ministrum. Comment, in 1 Cor., c. X, fol. CCC1II.

(8) In defensionem Evangelii positus sum. Ad Philipp. I, 16.

(9) Cité dans Godescard, Vie des Saints, saint Bruno, 6 Octobre et Opp.S. Brunonis, p. SU.VII.

(10) Syderis instar erat cunctis quos ipse docebat.(Tit. fun., 61.)

(11) Ex hoc manavit sapientia tanta per orbem

Ut quos imbueret philosophos faceret.(Tit. fun., 131.)

(12) Hujus doctoris fuit hsec vis cordis et oris

Ut toto cunctos superaret in orhe magistros.(Tit. fun., 64.)

(13) Liberalibus instructus artibus., in ecclesiis tunc Galliae opinatissimus.De vita sua, 1.1, c. XI, Opp., Lutetiac 1681, p. 46b.

(14) Litteris tam saecularibus quam divinis valdè munitus. Tit. fun.,n. 173.

(15) in Psalterio et caeteris scientiis luculentissimus et columna loliui metropolis diù extitit. Ap. Acta SS., n. 43.

(16) Nec aliter docuit vivere quam studuit. Tit. fun., n. 124.

(17) Factis complebat operaudo quod ore docebat. Tit. fun., n. 43.

(18) Ille magistrorum decus, informatio morum. Tit. fun., n. 109.

(19) Moribus ornatus, vas et plenum pietatis. Tit. fun., n. 150.

(20) Integritas moium supplevit cumulum honomm. Tit. fun., S. Maria.Laudonensis, n. 66.

(21) Rer. senil. XV, en. I, p. 448.

(22) Sumimus pecuniam et mittimus asinum in patriam. Cité dans le Diction. encyclop., trad. Goschler. art. Grades académiques.

(23) Magnorum studiorum rector. Guibert. De vila Sua, 1. 1, c. XI.

(24) Hic praecellebat doctoribus, hic faciebat

Summos doctores, non instituendo minores.

Doctor doctorum fuit hic, non clericulorum.

Nam nec bonestates verborum nec gravitates

Sumpsit Brunonis nisi vir magnae rationis.

(Tit. fuv., n. 166. Cf. Acta SS., 11, 44.)

(25) Ex hoc manavit sapientia tanta per orbem

Ut quos imbueret philosophos faceret.

Ejus doctrina tot facti sunt sapientes

Quos mea mens nescit et mea penna tacet.

(Tit. fun., 131, 5. Mariae Eccles. S. Nicol. andegav.)

(26) Doctrinae prabuit undam

Gentibus el cleris.(Ibid)

(27) Admodum profeci, profectusque mei grates Domino Brunoni, etc.Tit. fun., il. i76.

(28) De sub ferula transferuntur ad principandum presbyteris, lae tiores interim quod virgas evaserint quam quod meruerint principatum. Ep. XLII, ad Henric. Senonensem arehicpiscopum. Opp. T. I, col. 461, ed. Bened. Parisiis, 1690.

(29) Unde obrepsit haec pestis? Unde invaluit haec exsecranda praesomptio ut indigni dignitates ambiant et quanto minus meruerunt ascendere ad honores tanto importunius honoribus se importent ? Hodie per fas et nefas homines currunt infelices ad cathedram pastoralem. Ep. XXIII, ad Octavium romanae ecclesiae cardinalem. Migne, Palrol., T. CCVII, col. 85.

(30) Bonus esset Remensis archiepiscopatus si non Missas inde cantari oporteret. Acta SS., VI Oct., n. 110.

(31) Praecipua criminum seu accusationum crimina erant simoniaca in Remensis Ecclesiae pontificatum intrusio, sacrae supellectilis direptio, spoliatio clericorum, ecclesiarum, abbatiarum et injustae in plerosque excommunicationes. Mabillon, Musaeum Italicum, t. I, II p., pag. 117, Lutetise 1687.

(32) Domos eorum fregit, praebenda eorum vendidit et bona eorum disrupit.Hugo Flaviac, in Chronicâ.

(33) Sine communione postremo defungitur. De vita sua, 1. I, c. XI.

(34) Multis beneficiis a nobis in eum collatis male et nequiter tractati sumus.Ap. Mabillon, 1. c.

(35) Commendamus gratiæ Sanctitatis vestrae sicut calholicae fidei sincerim defensorem et Dominum Brunonem Remensis Ecclesiae in omni honestate magistrum. Digni sunt ambo à vobis et in his quae Dei sunt confirmari,quoniam digni habiti sunt pro nomine Jesu contumeliam pati. Et ideo consultores causae Dei et cooperatores in partibus Franciae adhibeatis. Labbe, t. X, Conc., p. 565 et sqq.

(36) Ea videlicet conditione ut Manassae et urunom et caeteris qui pro justitia

contra te locuti fuisse videntur, rebus suis in integrum restitutis, etc. Labbe,t. I, Bibliothecaenovae Mss., p. 205, Acta SS., VI Octob., n. 148.

(37) Qui cum multimodè nostra polleret in urbe

Solamenque suis atque decus fieret,

Cumque faveret ei fortuna per omnia jamque

Hune praeferremus omnibus et merito,

Namque benignus erat, omnique peritus in arte

Facundus salis, divitiisque potens,

Omnia postposuit Christo nudumque secutus, etc. ,

(Tit. fun. ecclesiae calhed. Memensts, a. o.)

(38) Hos, rogamus, Ecclesiae Rhemensi destinate. Labbe, 1, c.

(39) Calcatis dignitatum pompis in eremum secessit. Acta S S., VI Oct.,n. 91.

(40) Cunctas liquit opes, cunctos simul orbis honores,

Pro te, Christe pater, pro caeli munere pauper,

Bruno factus iter quorum fuit ante magister.(Tit. fun., S. Dionys. Rem.)

(41) Ps. LXXVI, n. 6.

(42) Juslo Dei judicio accusatus sum.

Justo Dei judicio judicatus sum.

Justo Dei judicio condemnatus sum.

(ActaSS., VI Oclob. Vita altera a Puteo, n. 4-7, Vita antiq., 11. 2 et a.)

(43) Tale prodigium dicitur accedisse. Cff. Acta SS., VI Oct., § X et sqq. Tracy, Vie de S. Bruno, p. 111.

(44) Vie des Saints. S. Bruno, VI Octob., note.

(45) Vie de saint Bruno. Controv. sur une apparition, p. 148.

(46) De simplicitate cordis, Notula XXIII, Opp. T. III, col. 466.

(47) Quod ex inferno animae apparuerint apparet ex illa apparitione Doctoris Parisiensis in Vitâ B. Brunonis, qui post triduum à morte, dixit se condemnatum. Credibile est, animam illam mox a morte in infernum descendisse, sed tamen ter apparuisse. De Purgatorio, 1. II, c. 8. Opp. T. II, col. 658. C. D. Parisiis, etc.

(48) Tremendum exemplum quod omitto quia salis vulgatum est. De Religione. Tract. IX, 1. II, ch. i. Opp. T. XV, p. 279. Venetiis 1744.

(49) Voir cette Dissertation dans Tromby. T. I, Appendix.

(50) Storia del Patriarcha S. Brunone. Napoli 1778, t. I.

(51) Illa opinio non iraprouabimer defendi potest. Disciplina uramis cartusiensis. L. 1, c. I, n.4.

(52) Giry, Vie des Saints, 6 Octobre.

(53) Hist. univ. de l'Église cathol.. LXV, t. XIV, p. 527, 1re édit.

(54) In simplicitate nostra perseverabimus existimantes veram esse hujus historiae substantiam. - Firma vero constantique reverentia Palrum nostrorum adhaereamus tradilioni. Disciplina Ordinis car tusiensis >1.1, e. l, Il.. 7 et 12.

(55) Qui animam a corpore abstraxerunt. S. Greg. Nanzianz. Orat. XI, n. 43.

(56) Carcer fumosus urbium, etc.

(57) Hic pater eximius fundator relligionis

Exemplar sese fratribus exhibuit

Dans illis formam spernendi vilia mundi.

Omnia postposuit Christo nudumque secutus

Christum, cum multis suscipit hune eremum.

Tit. fun., n. 52.)

(58) Ut servire Joseph dominae contempsit amori

Et fugit amplexus incestos mente virili,

Sic contempta jacet, Bruno, tibi gloria mundi

Amplecti dum te cuperet, tibi brachia tendens,

Multas mundus opes, multos ostendit honores

Tuque fugâ lapsus, pompali veste rejecta,

Amplectens eremum, vestiris sorte beata.

(Tit. fun., 52.)

(59) Humani generis flens irreparabile damnum

Mundo decessit mundani victor honoris,

Proculcator opum, cunctorum spretor honorum,

Et mundi stultam pede contudit ambitionem

Et studio sanctam fundavit Relligionem,

Mundum declinans, mundi sublimia vitans

Elegit potiùs privata degere vita.

(Tit. fun., 146.)

(60) Gloria, divitiae, pesona, scientia rerum

Illi clara satis, sed pede pressit ea.

(Tit. (un., 136.)

(61) Promisimus ac vovimus Spiritui Sancto in proximo fugitiva saeculi relinquere et aeterna captare neenon monachicum habitum recipere. Ep. ad Radulphum Viridem.

(62) Cum constet de secessu Brunonis quae non alia fuit quam vitae solitarise desiderium ut ipsemet in Epistola ad Praepositum Remensem scripsit.

(63) Omnia contempsit et Christo pauper adhaesit

MALUIT hic Christo pauper quam uverc mundo. (Tit. fun., 55.)

(64) Psalm. LIV, 8.

(65) Puteus, Vita S. Branonis, n. 41

(66) Hist. eccles., 1. LXXIII.

(67) Hugo quem cognominabant capellanura eo quod solus sine canonico aut pastorali beneficio, etc. Vita S. Brunonis, n. 23 et note rr.

Acta SS.

(68) Hugonem etiam quem cognominabant capellanum eo quod solus ex eis sacerdotis fungeretur officio. Guigo, Vita sancti Hugonis.

(69) Suavi conversationis ejus odore trahente. Guigo, Vita S. Hugonis.

(70) De vera causa secessus S. Brunonis in ercmum.

(71) Tanta est loci illius asperitas, lantus horror ut carcer potius aut purgatorii locus, quam humanae vitae habitaculum dici possit. Puteus, Vitu S. Brunonis, n. 31, 32.

(72) Cité dans Feller. Biographie univ., art. Bruno.

(73) Ne quisquam intra terminos ipsorum possessionis piscationem autvenationem exerceat et sua animalia pascenda deducat. Acta SS., n. 503.

(74) Ite, ite ad oves vestras cisque quod debetis exsolvite. Vita antiquor, etc., n. 13.

(75) Eaque loca divino nomine et sanctorum cultibus emicarent in quibus et lustra ferarum et spelaea latronum extiterant. Guibertus. De vita sua, 1. I,c. XI.

(76) De miraculis, 1. II, c. 28.

(77) Si. Antonii Conteiensis, Tit. fun., n. 22.

(78) Vinum si quando bibunt adeo corruptum ut nihil virium, nil pene saporis utentibus afferat, vix communi sit unda praestans. – Caeterarum vestium multa tenuitas. – Cum in omnimoda paupertate se deprimant ditissimam tamen Bibliothecam coaggerant, etc. Boum tergora et pergamena plurima eis transmisit quae poene inevitabiliter ipsis necessaria esse cognovit.Guibertus, De vita sua, 1. I, c. XI

(79) Vestes vilissimas, abjectissimas ipsoque visu borrendas assumpserunt, quantitate enim breves et angustæ, qualitate ita ut vix aspici possent, hirsutae et sordidae nullum gloriandi vitium se posse admittere indicant.Petrus venerab., 1. c.

(80) Ô igitur iterum atque iterum felix Carthusia tamdiu sterilis, nunc vero foecunda ! Felices montes qui tales meruerunt habere incolas et cultores ! Felix denique Religio ista divinitùs instituta, quæ Religiones caeteras post Augustinum et Benedictum antiquitate praecedit et has illas etiam vite austeritate. Puteus, Vita S. Brun., n. 43, Cf. n. 37, 58, 39.

(81) Ut eum dirigeret et jnvaret ad apostolatas sollicitudinem et onera perfercnda. Vita antiquior, n. XV.

(82) Tanc omnes cum lacrymis et ejulatu magno clamare coeperunt dicentes : Cur nos, Pater, deseris aut cui nos desolatos relinquis ? Tu es enim post Deum omnis spes nostra totumque refugium. Tu nobis in adversis praesidium, in prosperis solatium, in tentatione consilium, in infirmitate subsidium. Quid igitur te recedente faeiemus ? aut ad quem te absente recurremus ? Erimus profecto sicut oves errantes non babentes pastorem. Puteus, etc., n. 45.

(83) Si maneret manerent, si abirct, abirent et ipsi. Blomenvenna, ap. Acta SS., VI Octoh., n. 512.

(84) Ibid.

(85) Pllteus, n. 47.

(86) Eidem assistens, consiliis et auxiliis salutaribus Ejus multa onera supportabat et multum in regimine sanctae Dei Ecclesiae ejus sollicitudinem sua promptitudine sublevabat. Vita antiquior, n. 16.

(87) Quia Summus Pontifex cum sua Curia transibat in Galliam, in cujus finibus Carthusia sita est, metuebat ne Curiam quam fugiebat ibi declinare non posset, et ideo ad Calabriae potins deserta se contulit. Acta SS., n. 539.

(88) Cf. Biographie univ. Michaud, art. Robert et Roger.

(89) Acta SS., n. 552.

(90) Blomenvenna, ap. Acta SS., n. 540.

(91) Labentum baculus, miserorum dulce levamen,

Hic sibi non vixit sed mundo quem benè rexit.(Tit. fun., n. 32.)

(92) Subjectis largus fuit hic nimis et sibi parcus

Factis implebat quidquid per verba docebat,

Non se pralatum sed se cupiebat amatum.

Indulgent pour les siens, sévère pour lui-même.

(Tit. fun., S. Stephani Antisiodorensis, n. 43.)

(93) Laudandus fuit Bruno in multis et in uno

Vir fuit aequalis vitae vir in hoc specialis.

Semper erat festo vuItus sermone modesto,

Cum terrore patris monstravit viscera malris.

Nullus eum magnum, sed mitem sensit ut agnum,

Prorsùs in bac vita verus fuit Israelita.

(Acta S S., col. 737.)

(94) Dom Rivet. Histoire littéraire de la France, t. IX, p.249

(95) Surius, Vita S. Brunonis, n. 33.

(96) Ordinationes quae vulgo sub nomine S. Brunonis et B. Landvini circumferuntur, Ap.Tromby, Storia del P.Brunone, t. II, Appendix, n. 20.

(97) Acla, SS. VI Octob.,. n. 680.

(98) Cf. D. Calmet, Comment. in Regulam S. Benedicti. Linzii, 1750.T. I, p. 1-5, t. IL p. 229-231.

(99) Acta SS., n. 679-682.

(100) Quem in suo defunctum errore graviter planxit. Acta SS., n. 67S.

(101) Verum in Christi Vicarium testatus fidelitatem ad ultimum usque spiritum. Acta SS., 11. 672.

(102) Tit. fun., S. Maximini Micias. Coenobii, n. 107.

(103) Summus Didascalus utpote in Psalterio et caeleris scientiis luculentissimus. Tit. fun., S.Vincentii Caenobii Nolensis, n. 173.

(104) Biog. univ., art. Bruno, par Tabaraud.

(105) Hist. littéraire de la France, t. IX, p. 245 et suiv.

(106) Biog. univ., art. Bruno.

(107) Acta SS , n. 618.

(108) Renuens ille recipere dicebat quod ad hoc domum sui palris meamque dimiserat ut à mundi rebus extraneus deserviret libere Deo suo. Hic fuerat

in tota mea domo quasi primus et magnus. Tandem vix cum eo impetrare potui ut gratis acquiesceret sumere modicum munus meum, Acta SS,. n. 637-658.

(109) Hos morti obnoxios in reversione mea Squillacium servaveram diversis mortibus puniendos, sed tuis postulationibus liberatos, etc. Acln SS., n. 642

(110) Amabiles et decori in vità suà, in morle quoque non sunt divisi.II Rrg. I, 23.

(111) Blomenvenna. Vita Sancti Brunonis, sub finem. Acta SS., n. 750.

(112) Vincunt enim merita beneficiorum ejus ergà nos quidquid possumus et valemus. Tif. fun., Eremi Carthusiae prope Gratianopolim, n. 12.

(113) Tit. fun-, D. 55.

(114) Tit. fun., n. 146.

(115) Tit. fttn., n. 171.

(116) In catalogo suorum virorum illustrium ponens. Tit. fun , n. 12.

(117) Vivae vocis oraculo. Acta SS., n. 761

(118) Tracy, Vie de saint Bruno, p. 597 et suiv.

(119) Tracy, Vie de S. Bruno. Des Saints de l'Ordre des Chartreux,p. 222-232.

(120) Art. Bruno.

(121) His cohaesere continuo virorum faeminarum greges ; oinnis protinus ordo concurrit. Quid de aetatibus-loquar ? Cum decennes et undennes infantuli senilia meditarentur et multo castigatiora gererent quam aetalula pateretur. Guibertus abbas de Novigento, De vita sua 1. 1, c. XI, p. 468, éd. citée

(122) Non désistant libros scribere, COMPONERE. Ordinationes quae vulgo sub nomine S. Brunonis et Beati Landvini circumferuntur, n. 16. Ap. Tromby, Storia del patriarcha S. Brunone et del suo Ordine cartusiano. T. II, Appendix, p. 84, n. 28.

(123) Discours sur l'histoire ecclés. V. Disc., n. 1.

(124) Virginitatis gloria permanente Lumen aeternum mundo effudit. Praef. Beatae Marias.

(125) Deus qui ad exhibenda nostrae Redemptionis mysteria terram promissionis elegisti, libera eam, quaesumus, ab instantia pagnorum et restitue eam cultui christiano, ut gentilium incredulitate confusa, populus christianus in te confidens de tuae virtutis potentia glorietur. Ad Laudes.

(126) Histoire de sainte Roseline, religieuse Chartreuse, p. 132-154. Paris 1867.